5 Mars 2023
Pitcheu
Un médecin glisse peu à peu dans l'addiction à la drogue. Sous les yeux de sa femme impuissante, il sacrifie sa carrière et sombre dans la déchéance.
Cette descente aux enfers, on la doit à Dwain Esper (1894-1982), un réalisateur que seuls les cinéphiles connaissent. Il s'est illustré dans les années 30 dans le cinéma dit « d'exploitation » qui rassemble des films réalisés avec peu voire pas de moyens, à la qualité médiocre, mais destinés à une rentabilité rapide par le biais de sujets tabous et racoleurs. La nudité, le sexe, la violence, la drogue, le gore sont les contenus les plus populaires du cinéma d'exploitation. Dès les débuts du cinéma, des films muets traitant de la traite des blanches, ou de faux documentaires en Afrique, donnant prétexte à quelques scènes de nudité en sont des exemples types.
Dans les années 30, sous couvert de contenus à but informatif ou pédagogique, des réalisateurs comme Dwain Esper ont largement contribué au cinéma d'exploitation en contournant la censure imposée par la code Hays. Comment ?
Narcotic, par exemple. Ce moyen-métrage de presque 1 heure, nous plonge dans l'enfer de la drogue, un des tabous du code Hays. Pourtant, le film est d'une dureté et d'un réalisme hallucinant. Accident de voiture provoqué par la drogue, préparation de l'opium dans une fumerie, soirée bourgeoise dans le seul but de consommer tout ce qu'il se fait : de l'herbe à l'héroïne, dépravation et déchéance du personnage principal. Rien de tout ça n'était envisageable en dehors d'un contexte pédagogique. La drogue c'est moche et voilà ce qu'il vous en coûtera en tombant dedans.
Ainsi le film s'ouvre sur le texte suivant :
This picture is presented in the hope that the public may become aware of the terrific struggle to rid the world of drug addiction.
We sincerely dedicate this picture to those who have worked with unceasing effort and given freely of their time to this cause : THE PREVENTION OF DRUG ADDICTION.
Ce film vous est présenté dans l'espoir que le public prenne conscience de l'intérêt de débarrasser le monde de la toxicomanie.
Nous dédions sincèrement ce film à ceux qui ont travaillé avec un effort incessant et donné gratuitement de leur temps à cette cause : LA PRÉVENTION DE LA TOXICOMANIE.
Un tel film aujourd'hui n'aurait rien de choquant, enfin choquant par le sujet mais pas sujet à censure. Des drames sur l'alcool, la drogue, la prostitution, c'est monnaie courante. Voir un junkie se piquer devant l'objectif, n'a plus rien de tabou et ces films ne sont pas pour autant étiquetés films d'exploitation.
Parce qu'en d'autres temps, ces scènes étaient jugées immorales, choquantes, scandaleuses, elles ne se risquaient pas à apparaître dans les grandes productions hollywoodiennes. Et elles n'étaient tolérées que si l'on pouvait justifier d'un intérêt éducatif. Or ces films, de part leurs aspects transgressifs attiraient un public prêts à payer pour voir des images subversives. Rentabilité assurée.
Aujourd'hui, le cinéma d'exploitation existe toujours, et avec la même dynamique : gagner beaucoup en investissant peu et en faisant plaisir à un public demandeur. Le sexe au travers de films nommément érotiques ou comportant de telles scènes dans un scénario qui ne l'exige pas forcément, est ce à quoi on pense en premier mais on trouve aussi les films de bagnoles, de ninjas, de cannibales - je ratisse large - qui mettent en exergue action, violence, arts martiaux ou gore. À noter que beaucoup de navets et sympathiques nanars se font la part belle dans ces thématiques.
Alors comment percevoir Narcotic avec l’œil du spectateur du 21ème siècle qui n'a pas à se cacher d'aller voir un drame sur la drogue. Je suis tout simplement restée scotchée par son réalisme.
Un type qui a tout pour lui, médecin apprécié de ses pairs, fiancé, mais sujet aux insomnies s'initie à la consommation d'opium. Sa femme se rend bien compte que son attitude a changé. Et toujours il continue de minimiser ce qu'il juge n'être qu'une petite diversion. Toutefois, sa femme arrive à le convaincre avec succès de faire une cure de désintoxication mais plus tard, victime d'un accident de voiture - du à un chauffeur drogué - ces vieux démons reviennent à la charge, d'abord pour se soigner puis par accoutumance.
Il délaisse ses patients et son cabinet, "invente" une mixture miracle qu'il décide de vendre en direct sur les foires - prétexte pour nous montrer un homme-tronc* et des espèces d'animaux rares. Il passe vite de médecin à escroc, et organise des drug parties - prétexte pour nous montrer les différentes substances et leur mode d'absorption. Une séquence hors champ laisse suggérer une overdose par une invitée lors d'une de ces soirées. Rapidement, l'aspect de l'homme change. Il s'est fait rouler par ces associés de la foire. Toxicomane, sans le sous, il est réduit à une vie de misère. La paranoïa et la folie le guettent et quand il repense, à la fin du film, à ses belles années, il est trop tard.
* Freaks ou La monstrueuse parade de Tod Browning, à considérer aussi comme un film d'exploitation, était sorti l'année précédente en 1932.
Ce médecin est interprété par l'acteur anglais Harry Cording (1891-1954). Il révèle un jeu de dramaturge excellent. Le maquillage qui aide à sa transformation est très convainquant. N'est pas Lon Chaney qui veut mais dans ce rôle précis, je n'ai pu m'empêcher de faire la comparaison avec cet acteur du muet qui savait si bien jouer de son visage, de son regard et de la lumière pour faire passer de terribles émotions. Alors Cording n'est pas Chaney, mais il m'a quand même bluffée.
À la fin du film, on remarque qu'il manque une dent à Harry Cording. Et ce n'est pas un trucage. On voit très bien sa langue bouger au travers du trou. Est-ce qu'il avait une fausse dent qu'il a retirée pour les besoins du film ou s'est-il fait extraire une dent pour plus de réalisme, en tout cas ça ajoute au malaise de la scène.
Autre chose : l'ami asiatique du médecin est joué par un occidental grimé en faux chinois. C'est le truc le plus irréaliste mais on l'oublie vite au profit du drame qui se joue.
Côté technique, le film est monté à la hachette. Les coupes sont souvent brusques. Mais paradoxalement, certaines scènes comme celle de la drug party, ou de la bagarre dans la foire sont plus longues. La première est comme on l'a dit réalisée pour son but pédagogique (mon œil ☺), quant à la seconde, plus intéressante d'un point de vu créatif opère en parallèle de séquences animalières : avec la querelle, des caisses contenant divers animaux se cassent et libèrent des serpents, lézards et mouflettes que l'on voit évoluer au rythme de la bagarre.
En conclusion, Narcotic est une curiosité cinématographique à ne pas délaisser. Elle est au cœur de l'Histoire du cinéma par son côté drugsploitation mais elle est aussi une tragédie réaliste réussie. Et pour l'époque et son contexte, elle n'a rien à envier aux drames modernes. En cela, c'est un film intemporel puisque son sujet de fond n'est pas devenu anecdotique avec le temps. La toxicomanie et ses conséquences n'ont pas changées entre 1933 et 2023. Presque un siècle.
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