11 Décembre 2022
L'histoire (ou voir le film sur 👉 Youtube)
Au Canada, après un hiver rude, le printemps est de retour. Marcène Elliot est une jeune orpheline recueillie par sa tante revêche. Son seul ami est son chien. Elle rêve de trouver l'amour et de créer un vrai foyer. Elle fait la connaissance du compositeur Daniel Thorn en recherche d'inspiration près du lac où elle vit. Ils tombent amoureux. Daniel écrit sa symphonie et l'appelle « Marcène ».
À l'automne, il lui faut retourner à New-York pour présenter son œuvre. Marcène craignant la colère de sa tante Julie, refuse de l'y accompagner.
L'hiver est de retour. Esseulée, Marcène donne naissance à une petite fille. Sa tante les rejette lui révélant la vengeance qu'elle avait assouvie en enlevant Marcène à sa famille parce que Lord Greham, le père de cette dernière, veuf, l'avait séduite puis repoussée au profit d'une femme de meilleure condition pour élever ses deux filles. Marcène et le bébé s'enfuient de la maison avec l'idée de mettre fin à ses jours.
Quand, enfin, Daniel revient de New-York, c'est à nouveau le printemps. Il apprend de la tante Julie que Marcène et son bébé illégitime sont morts mais aussi le terrible récit de sa vengeance. Pour preuve elle lui remet le médaillon que portait Marcène quand elle l'enleva. À charge pour Daniel de raconter toute l'histoire au Lord Greham ce qu'il fait en lui retournant le médaillon et une lettre annonçant le décès de Marcène.
Puis il voyage pour oublier sa douleur. On l'aperçoit en Espagne, à Venise et en France. Un jour, en Angleterre, il écoute une jeune femme jouer sa symphonie. Il découvre que c'est la sœur de Marcène. Elle porte son médaillon à son cou.
Le chagrin, l'amitié puis l'amour les rapprochent et ils se marient.
De retour au Canada, le couple découvrent que Marcène et sa fille sont toujours en vie, sauvée par son fidèle chien. Quand sa tante Julie est morte, elle et l'enfant son revenus vivre dans la maison. Le bébé est devenu une petite fille et elle porte le prénom de sa mère. Quant à cette dernière, elle est mourante.
La femme de Daniel décide de rompre leur mariage afin que sa sœur et son mari puissent enfin vivre leur plein amour et créer avec la petite le foyer qu'ils avaient tant espéré.
Mais la rémission de Marcène due à son bonheur retrouvé n'est que de courte durée et la maladie l'emporte. Juste avant son dernier souffle, elle confit sa fille à Daniel et à sa sœur, comme une évidence.
Du point de vue de la production et de l’attrait du cœur, c'est le meilleur film de Maurice Tourneur. Un profond sentiment de sympathie et de tendresse est éveillé par les principaux acteurs. Le spectateur ressent intensément leurs joies et leurs peines.
Ce drame romanesque a été réalisé par Maurice Tourneur (1876-1961), réalisateur français qui a surtout tourné aux États-Unis durant la période du muet et n'est revenu en France qu'à l'avènement du cinéma parlant.
Ce film est sorti sur les écrans américains en novembre 1919.
On a reproché à Tourneur un sujet déjà usé à l'époque, au point de résumer le film par ce pitch : « The ‘goil “who didn’t know.” / La pauvre fille "qui ne savait pas" » en référence à une scène où Marcène dit ne rien savoir de la vie, donc sa naïveté face à l'amour et ses conséquences (abandon, bébé illégitime). Mais la qualité de la réalisation, de la photographie, des éclairages et de la direction d'acteurs vint compenser la faiblesse du scénario et le film eut une excellente réception auprès de la critique et du public. Les plans en extérieur ont été les plus encensés.
Un siècle plus tard, grâce à la société de Martin Scorcese, « The Film Foundation », sponsorisée par une célèbre marque de cognac, le « Louis XIII » de Rémy Martin, le film est ressorti en 2019, totalement restauré en 4K.
Ceci est d'autant plus incroyable qu'au delà de la qualité de la copie rénovée, le film est monté dans son intégralité. Les différentes couleurs bleutée ou orangée viennent des différentes copies d'origine qui ont permis de remonter l'ensemble sans aucune perte de bande. Peut-être manque-t-il uniquement le générique présentant les acteurs : soit qu'il ait disparu, soit qu'il n'y en avait pas. Le film démarre effectivement juste après l'ardoise du titre.
Un résultat époustouflant sur l'image et la vitesse de bande permet de redécouvrir ce chef d’œuvre cinématographique d'un autre temps et pourtant intemporel par son sujet.
La nature est superbement photographiée, les arrières plans en constant mouvement par une mise en scène qui implique systématiquement des éléments climatiques : le vent est présent à l'extérieur fouettant ou effleurant les arbres, les buissons, les coiffures, comme à l'intérieur en secouant les rideaux autour des fenêtres ouvertes ; la pluie tambourine contre les vitres ou s'affaisse sur un parapluie, l'orage lance ses éclairs, la neige craque sous les chausses... Oui c'est du cinéma muet, mais la magie opère tellement bien qu'on « entend » les sons.
Les fleurs et les plantes, omniprésentes, sont des balises temporelles. Les fleurs symbolisent le printemps et l'été. Les plantes sans fleurs, l'automne, la disparition de ces plantes sur le rebord intérieur des fenêtres, l'hiver.
Les décors naturels et les changements de saisons donnent au temps une dimension capitale pour appréhender le tragique de la situation.
Dans ce même esprit on remarque l'originalité des ardoises d'intertitres. Au lieu d'être noires ou blanches elles sont peintes de motifs divers représentatifs des saisons qui passent : papillons, fleurs, forêt, nuages, lac gelé...
Le film se passe au Canada. Mais le lieu de tournage choisi par Maurice Tourneur était le Big Bear Lake, en Californie. Situé à 150 km à l'est de Los Angeles, ce lac de montagne entouré par la San Bernardino National Forest offre à la fois un cadre riche en variété d'arbres et de fleurs sauvages, des décors forestiers et montagneux, et des précipitations variables nécessaires aux besoins du film.
Notez quand même que la scène d'orage sur le village est (très clairement) une maquette. Mais les éclairs sont sans trucage, tout comme le vent omniprésent dans les scènes en extérieur.
Dès le début du 20e siècle, il devenait une station balnéaire et thermale très prisée des stars et des aménagements d'urbanisation, au fil du temps, ont alterné le paysage sauvage de la rive sud du lac où se concentrent les amoncellements de rochers visibles dans plusieurs séquence du film.
Dans le film on voit clairement que le niveau de l'eau était assez élevé pour noyer le pied des arbres sur les berges. De nos jours ce niveau atteint parfois des chiffres très bas et alarmant, libérant des plages de sable.
Quand on regarde en détail le film au travers de captures d'écran figées, paradoxalement on découvre la vitalité de ce film. Tout y respire la vie. Les décors extérieurs balayés par la brise mais aussi l'intérieur de la maison de la tante Julie. L'activité y est permanente. Que l'on reprise des chaussettes, qu'on fasse sa lessive ou qu'on laisse trainer sur une table un livre entrouvert retourné, tout transpire la vie.
À l'extérieur, les vaches pâturent, les enfants jouent, les tsiganes jouent de l'accordéon. Dans son silence, chaque scène est subliminalement sonorisée par une action. Par le jeu avec la la brume et la fumée, il en ressort aussi des atmosphères particulières de sérénité (la fumée de la pipe), de concentration (la fumée de cigarette) ou de confinement (fumée du feu de bois dans la cheminée) à quoi s'ajoute ponctuellement la brume extérieure.
Il est évidant que rien n'est laissé au hasard pour donner le plus de vie et de dynamisme à ce film. Les beaux plans sur le chien de Marcène ou de son bébé ajoute à cette impression de foyer en devenir. Foyer qui échappe à Marcène mais dont bénéficiera finalement Daniel et sa nouvelle femme.
Le jeu des acteurs est aussi très bon. Cela a beau être du cinéma muet, là encore le jeu est pleinement valorisé par la justesse des réactions, des postures. Mieux encore, grâce à la restauration, on arrive facilement à lire sur les lèvres des acteurs. Ainsi, quand à la fin, la petite Marcène appelle sa maman (« Mum, mummy, mother ! »), pas besoin d'intertitre et la tragédie opère.
Pauline Starke (Marcène), Lew Cody (Daniel), Nina Byron (La soeur de Marcène), Mary Alden (Tante Julie), Peaches Jackson (La fille de Marcène), le chien
Lew Cody (1884-1934) interprète les différentes émotions de Daniel avec sobriété mais correctement. Il n'a pas un visage figé et lisse. La cicatrice, non masquée par un maquillage, qu'il porte au front lui confère un air totalement sincère. Il a bien fait d'abandonner ces études de médecine, celui-là ☺
Pauline Starke (1901-1977), découverte dans une scène de foule dans le film de D.W. Griffith Naissance d'une nation (Birth of Nation, 1915) joue Marcène. Elle est capable de passer de la jeune fille espiègle qui amuse son chien ou grimpe aux arbres, au rôle de mère abandonnée, lassée par sa vie. Sa carrière, malheureusement s'acheva avec l'arrivée du parlant.
Mary Alden (1883-1946) avait aussi tourné pour D.W. Griffith dans Naissance d'une nation et le même réalisateur la fit encore jouer dans un de ses grands succès Intolérance (Intolerance : Love's Struggle Throughout the Ages, 1916). Elle campe ici le rôle de tante Julie, une femme revêche, aigrie, trahie.
La petit fille qui fait des bulles de savon est interprétée par Peaches Jackson alors âgée de 5 ou 6 ans. Enfant actrice, elle n'a pas vraiment eu de carrière. La plupart de ces rôles adultes ne sont pas crédités. Non, au lieu de ça, elle a ouvert un premier restaurant à Los Angeles avec son mari d'origine hawaïenne, le « Hawaiian Hut », puis un second à Honolulu, le « Tropics ». Elle vint ensuite à Paris se former au « Cordon Bleu » et finalement ouvrit un troisième restaurant, devenu une institution hawaïenne au fil des ans, très populaire auprès de nombreuses stars de cinéma hollywoodiennes. Encore très renommé pour sa sauce vinaigrette « Tropics Salad Dressings », cette dernière est aujourd'hui vendue en bouteille et toujours produite à Honolulu.
Nina Byron (1900-1987), actrice néo-zélandaise, joue le rôle de la sœur de Marcène, qui, à l'instar du personnage principal de Rebecca de la romancière Daphné du Maurier, n'est jamais nommée. Sa carrière fut très brève : 9 films identifiés sur la période 1917-1919 et le Papillon Meurtri semble être son dernier. Elle s'oriente ensuite vers la comédie musicale. En 1925, elle se produit avec sa troupe à Paris au Moulin Rouge.
Le chien, un collie à poil long, n'est évidemment pas crédité, alors rendons lui hommage car il tient une place très importante dans la vie de Marcène. Et c'est aussi lui qui la sauvera de la mort après avoir fuit la maison de Julie. C'est un animal aimant, joueur, doux, fidèle et loyal. Les scènes qu'il partage avec l'actrice sont belles voir émouvantes. On notera une seule scène dans laquelle le dressage est visible : quand il vient mettre sa tête dans la main de Marcène lors d'une balade, la main de l'actrice est tournée vers l'intérieur cachant sans équivoque une petite friandise.
Quelques photos de presse et annonces de 1919
Photo de tournage publiée dans « The Moving Picture World » du 7 juin 1919 : à gauche : Maurice Tourneur, au centre : Nina Byron, à droite : Lew Cody
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