9 Février 2020
(Suite de la première partie) Les liaisons Marseille-Alger, auxquelles était initialement destiné le Général-Chanzy, reprirent en octobre 1896. L'accueil à Alger était mitigé. Succédaient à des manifestations chaleureuses envers les officiers et soldats fraîchement débarqués, des foules hargneuses, poings fermés ou cannes brandies, partagées entre dreyfusards et antisémites alors qu'un décret venait de reconnaitre comme français les israélites algériens. Au son de La marche des zouaves et la nouba des tirailleurs des premières, s'opposaient les refrains antijuifs des secondes.
Les grèves qui touchèrent les transports au début du 20ème siècle n'entamèrent que très peu les traversées, surtout en 1904 avec les contestations des Inscrits Maritimes. Par contre, on eut pu craindre des dégâts de la tempête qui s'abattit sur Marseille en avril 1903. Heureusement, le Général-Chanzy, put avec d'autres se réfugier à l'Estaque.
En 1905, le paquebot fut de nouveau affrété pour une croisière. Trois cents touristes de Leipzig, appartenant à l'élite intellectuelle allemande et au cercle littéraire de la ville, partirent de Marseille, visitèrent les Baléares, l'Espagne, l'Algérie, la Tunisie, Malte, Naples, la Corse, et terminèrent leur voyage à Nice.
Tous furent enchantés de leur voyage, des aménagements et de la cuisine du bord. Il fut rapporté que dans un grand banquet donné à Tunis, plusieurs des excursionnistes, avocats, médecins, professeurs de Leipzig, parlèrent de la France et des Français en termes particulièrement sympathiques.
En 1907, la Compagnie Générale Transatlantique qui avait commandé à la Société des chantiers et ateliers de Saint-Nazaire un nouveau navire : le Charles-Roux, l'inaugura le 25 avril. Le correspondant du Figaro annonçait une longueur de 121m, pour une puissance de 9000ch (quand le Général-Chanzy n'en comptait que 3800 pour 109m). Le Charles-Roux était par le faste, les décors intérieurs, le soin donné au confort des passagers représentatif des enjeux touristiques et politiques de l'époque.
On décida alors de rénover le Général-Chanzy, lui qui avait transporté à son bord des personnalités de tout horizon : nos hommes politiques français de tous bords, mais aussi l'Impératrice d'Autriche, le dédaigneux et grossier ambassadeur extraordinaire de l'empereur de Chine et vice-roi du Petchili, Li-Hung-Tchang (1896), les invités et journalistes invités à escorter le Président Félix Faure lors de son voyage présidentiel en Bretagne (1896), Nicolas II de Russie (1896) et même l'ex-reine Ranavalo de Madagascar (septembre 1905), restait un des meilleurs investissement de la Compagnie.
Carénage avec de nouvelles cloisons étanches ; augmentation de la puissance des machines ; agencement intérieur et ajout de huit nouvelles cabines, tout fut refait conformément aux exigences les plus modernes du luxe le plus raffiné. Il devint ainsi, après le Charles-Roux, le plus rapide courrier transméditerranéen. Le capitaine Barthélémy succéda au capitaine Lelanchon et à partir de 1908 mena de nouvelles croisières en Méditerranée.
Le drame survint vers cinq heures du matin le 10 février 1910 au cours d'une liaison de routine entre Marseille et Alger. Les mauvaises conditions météorologiques et la tempête qui sévissait avaient fait manquer au nouveau capitaine Cayol (51 ans, 20 ans au service de la Compagnie, il avait été fait Chevalier de la Légion d'Honneur, un an plus tôt) le canal séparant les îles de Minorque et Majorque, pour l'envoyer se briser sur les falaises de la crique de Codolar de Torrenova, un peu en dessous de la pointe de la Punta Nati, à l'extrême nord-ouest de l'île.
Sous le choc, la coque s'était ouverte, disloquant le bateau ; l'eau s'engouffra si vite que le paquebot sombra en quelques instants noyant tous les passagers ; certains surpris dans leur cabine, n'ont pu s'en extraire assez vite, les autres affolés n'échappèrent pas aux eaux déchaînées. Minorque est malheureusement connue pour un grand nombre de naufrages qui ont eu lieu sur ses côtes et le seul phare, au cap de Cavalleria n'était pas suffisant.
Marcel Bodez, seul survivant, à l'hôpital et la grotte où il s'est réfugié, devant laquelle s'amoncellent les débris ©benaventuramenorca (esp.) • Couvertures de presses illustrées
Le 12 février, quand le Consul de France se rendit sur place, il ne put apercevoir qu'un des mâts du Général-Chanzy, telle une croix mortuaire sortie des eaux. Partout autour, des débris, des objets, des sacs de courrier et des cadavres flottant sur l'eau que des embarcations venues de Minorque s'empressaient de recueillir. Des 155* passagers, un seul en réchappa : Marcel Bodez, un commis des douanes, qui passa par-dessus bord, s'agrippa dans la tempête sur des roches et épuisé, au milieu des débris, trouva refuge dans une grotte de la côte toute la journée du 10. Le 11, il avertit les autorités en arrivant à Ciutadella, où il fut aussitôt soigné pour de légères contusions mais profondément traumatisé. Son récit, sans permettre d'expliquer techniquement l'accident, fut l'unique témoignage de l'horreur qui s'abattit sur le paquebot.
*Le nombre reste encore variable aujourd'hui, selon les sources. En croisant, l'ensemble des listes de passagers supposés - qui diffèrent d'un journal à l'autre - j'ai compté 174 noms différents. Les noms des passagers officiellement identifiés à l'époque sont de 138. Le chiffre de 156 est le chiffre théorique de passagers au départ.
Embarcation repêchant un corps ; les habitants de Minorque triant les débris de l'épave ©benaventuramenorca (esp.)
L'identification de tous les passagers fut impossible et s'échelonna jusqu'à la fin février. Les corps très abîmés, démembré, décapité ou en décomposition, rendirent la tâche difficile d'autant que certains passagers prévus sur la traversée avaient, pour diverses raisons, échangé leur billet. Une main repêchée portant une bague et un nom gravé permit d'identifier Mme Crespel, une femme de chambre. C'est à partir du 25 février que des scaphandriers descendirent vers l'épave à 25 mètres de profondeur afin de rechercher d'autres corps coincés dans l'épave. Le Général-Chanzy gisait l'avant du bateau détachée du bâtiment principal et portait des traces d'un choc violent à tribord.
La catastrophe eut des répercutions incroyables. La presse ne parla plus que de ça pendant des jours. La couverture médiatique a été une des plus importante puisque quasi internationale. La population des Îles Baléares en fut marquée autant que les familles des disparus. Le fait que l'unique phare n'était pas assez puissant pour avoir pu dévier le paquebot et les nombreux naufrages qui se succédaient dans cette région, fit naître la revendication d'un nouveau phare. On inaugura enfin en 1913 le phare de Punta Nati.
Encore aujourd'hui, à Minorque, on se souvient de cette tragédie.
La mobilisation fut telle que de nombreux appels aux dons furent lancés pour aider l'ensemble des familles en deuil.
Sur le paquebot, se trouvaient aussi de nombreux artistes qui se rendaient à Alger pour une représentation au Casino.
Affiche du casino d’Alger • Dufor • Green • Élise Henry • les Jolly-Véla • Marcelle Lafarre • Nestor • Janiot (Manque en illustration les Staklys, également naufragés.)
Beaucoup de théâtres à Paris, à Marseille, à Alger organisèrent des soirées en mémoire de ces artistes et en soutien à leur famille.
Voici une anecdote terrible extraite du témoignage de Marcel Bodez, relayée par le Journal du 13 février 1910 :
Les duettistes Joly-Vélia étaient naguère aux Variétés-Casino de Marseille et revenaient en dernier lieu de Monte-Carlo ; ils devaient partir mardi, manquèrent le paquebot et en furent réduits à s’embarquer sur le Général-Chanzy. Au moment du départ, la mer était si mauvaise que – était-ce un pressentiment ? – Mme Joly-Vélia refusa de monter à bord. Elle ne voulait pas partir. M. Joly fit une démarche auprès du commandant Cayol pour que leurs bagages fussent débarqués. Mais on ne put leur donner satisfaction, parce que ces bagages étaient enfouis à fond de cale. Les deux artistes furent alors obligés de suivre leurs costumes et de prendre la mer malgré leur appréhension.
Durant un mois après le naufrage, à Marseille, à Alger et partout ailleurs en France et à l'étranger les hommages, appels aux dons et à la solidarité furent extrêmement nombreux. Par le nombre de morts, cette tragédie avait pris une dimension peu égalée malgré les nombreux autres naufrages qui avaient eu lieu en Méditerranée. Pourtant un an après la tragédie, aucun journal ne revint sur le naufrage qui peu à peu tomba dans l'oubli ainsi que son seul survivant.
Seul à Minorque, le souvenir de ce drame est pieusement entretenu. Il n'en n'est pas de même aujourd'hui à Marseille ou Alger. Et en 2010, au moment du centenaire seul l'Île de Minorque commémora cette terrible date anniversaire. À une exposition composée de documents et d'objets récupérés de l'épave s'ajouta un documentaire de 17mn.
Monument dressé à Minorque à l’endroit du naufrage ; un char représentant le Général-Chanzy à la Calvacade du 8 mai 1910 à Cormatin ; Stèle commémorative à Ris-Orangis dans le parc de la Fondation Dranem ; mausolée dans le cimetière de Ciutadella
En 1910, un monument à la mémoire des victimes de l'épave du Général-Chanzy a été dressé sur la côte nord de Minorque. En 1985, pour le 75ème anniversaire, une croix est venue remplacer la première très dégradée.
Encore en 1910, à Cormatin (Bourgogne), lors de la cavalcade annuelle du 8 mai, un char représentait le Général-Chanzy.
En 1911, une stèle fut dressée dans le parc de la Fondation Dranem à Ris-Orangis à la mémoire des artistes victimes du naufrage.
En 1912, un mausolée fut élevé dans le cimetière de Ciuadella.
Ci dessous un lien vers le site du GRHL (Groupe Rissois d'Histoire Locale) qui présente des photos de l'inauguration du monument dédié aux artistes morts dans le naufrage :
Le paquebot " Général Chanzy " - 14 mai 1911 : inauguration de la stèle dédiée aux victimes du naufrage ©Gallica-Agence Rol C'est dans le cadre idyllique du parc du château de Ris qu'on trou...
http://grhl.fr/2020/01/le-naufrage-du-paquebot-general-chanzy.html
Photo de l'épave ©Guido Pfeiffer
Sources
• Articles et bulletins de navigation dans Le Figaro, Le Journal, Le Petit Journal et le Petit Marseillais (Retronews) dont les témoignages d'Eugène Forcade et de M. Berg recueillis par Jules Cardane des Figaro des 16 et 20 juillet 1896
• Le site benaventuramenorca (esp.)
• Le site généralchanzy.com (esp.)
• Le site marine-marchande.net
• Le site Parcours de vie dans la Navale
• Vers le Nord par le journaliste Henri Haguet (octobre 1896) : récit pittoresque et illustré de la croisière de la Baltique, dont j'ai tiré les photos. Elles ont été prises par Haguet et développées par R.V. Rougeron-Vignerot.
• Wikipédia
Crédits textes ©2020-2021 Herveline Vinchon - Ne pas reproduire sans autorisation.
Commenter cet article