9 Février 2020
ÉDITO
Voilà plusieurs jours que je navigue, pleine d’émotions, ce qu’il m’a fallu pour retracer l’histoire d’un paquebot, le Général-Chanzy. Son destin est tragique et oublié alors qu’en ce 10 février, il y a exactement 110 ans, il faisait la Une de toute la presse même internationale. Le récit de son naufrage est relaté un peu partout sur internet avec plus ou moins d’exactitude et de documents à l’appui. Beaucoup de copiés-collés comme il est à craindre. Il faut se pencher sur la presse espagnole pour avoir quelques données supplémentaires. Néanmoins, cette approche commune du désastre m’a poussée à voir les choses autrement. Je n’ai pas eu envie de vous raconter ce seul naufrage.
J’ai voulu vous raconter l’histoire complète de ce navire de sa sortie des chantiers de Saint-Nazaire au drame en passant par ses croisières et les quelques anecdotes historiques qui se sont déroulées durant sa « vie ». À l’arrivée (ou à la fin), son naufrage m‘est apparu sous un autre angle. Certes le nombre de victimes à déplorer est bouleversant surtout dans le contexte horrifique où cela s’est produit, mais je suis arrivée là où j’espère aussi vous amener : ne pas ressentir uniquement la perte humaine mais aussi celle d’une autre âme, celle qui a habité ce paquebot, celle qui nous a fait voyager, rêver, celle qui a habité les passagers lors de leurs traversées.
Ainsi en traitant en dernier lieu du naufrage, j’avais moi-même pris part au voyage vers cette ultime traversée. Ne vous étonnez donc pas que cet article, que j’ai dû scinder en deux, soit très long (notamment par sa richesse de visuels). Je n’ai pas eu envie de me restreindre afin de rendre à ma manière un hommage respectueux en cette date anniversaire. Je vous laisse maintenant à votre tour vous plonger dans un petit recoin de l’histoire.
À la fin du 19ème siècle, c'était la Compagnie Générale Transatlantique, société française, qui tenait les rennes du marché du transport maritime de passagers et du courrier. Sa flotte était importante et reliait notamment New-York. Pour s'allouer les subventions nécessaires à la construction de paquebots toujours plus rapides, et stimulée par une concurrence toujours plus forte Outre-Atlantique, elle s'engagea à construire ses navires en France et fonda en Bretagne les Chantiers et Ateliers de Saint-Nazaire (ou Chantiers de Penhoët).
C'est en 1891, que fut mis à la mer un des plus beau paquebot courrier de la Méditerranée, le Général-Chanzy, destiné à relier Marseille à Alger en vingt-quatre heures. Son nom était en hommage au général Alfred Chanzy, gouverneur de l'Algérie.
Jusqu'en avril 1896, le navire sous le commandement du capitaine Arthur Paul Lelanchon (1845-?) effectua de nombreuses et régulières traversées, souvent avec à son bord des personnalités politiques ministérielles ou étatiques, françaises ou étrangères. La mer pouvait être houleuse et agitée mais sans jamais de conséquences graves. Plusieurs fois passager, le ministre de l'instruction publique Émile Combes, visita un jour d'avril 1896 le paquebot en détail. On lui montra alors la machine de 680 chevaux* : « Bigre !... répondit-il, et où trouvez-vous la place pour les écuries ? »
À compter de mai 1896 et durant quatre mois le Général-Chanzy fut sollicité comme jamais et mis à l'honneur au travers de deux croisières arctiques et de missions présidentielles.
*Cette anecdote est tirée d'un article du Figaro. La puissance évoquée n'est sûrement pas la puissance globale que l'on savait être de 3800 ch.
En mai 1896, à l'occasion du couronnement du Tsar à Moscou, la Compagnie Transatlantique décida d'affréter le Général-Chanzy pour une grande croisière de luxe dans la Baltique avec expéditions terrestres (en prenant d'autres bateaux, voitures, calèches ou trains) en Norvège, au Danemark, en Suède, Finlande et Russie. Le périple dura trois semaines. Le capitaine Lelanchon, désormais aguerri à la manœuvre du paquebot, était à la barre. Tout le confort était prévu pour cet hôtel flottant. Même un laboratoire de photographie fut aménagé afin de développer immédiatement les clichés des vues que les passagers capturaient.
Le départ du Havre eut lieu à 8h le samedi 9 Mai par un temps magnifique et sous les acclamations de la foule massée sur les jetées.
En Norvège du 11 au 14 mai, entre Brevik et Christiana (auj. Oslo), les voyageurs purent parcourir le Comté de Telemark en passant par Hitterdal (auj. Heddal), Tinoset d'où ils poussèrent jusqu'au Strand, le mont Gaustatoppen et la belle chute de Rjukan, puis Bolketjo (auj. Bolkesjovegen) et Kongsberg.
Au Danemark du 15 au 17 mai, ils visitèrent Elseneur et le château Kronborg avec sa terrasse et le tombeau d'Hamlet, puis Frederiksborg et son château et enfin Copenhague avec encore des châteaux : Rosenborg, Charlottenborg, Amalienborg, etc.
Arrivés à Stockholm, le 18 mai en soirée, ils firent le lendemain une excursion par train spécial à Upsala, ancienne capitale de la Suède pour visiter son Université et sa cathédrale, avant de rejoindre Helsingfors (auj. Helsinki) en Finlande, le 20 mai.
Enfin du 22 au 28 mai, en Russie, les voyageurs passèrent la semaine entre Saint-Pétersbourg et Moscou avec de nouveau un programme très chargé : promenade dans Saint-Pétersbourg, excursion de deux jours à Imatra (Finlande) par Vyborg (Russie) et Retjerwi (?), une excursion à Cronstadt, Oranienbaum (auj. Lomonossov) et Peterhof et enfin une dernière excusion à Tsarskoïe Selo (auj. Pouchkine) et Pavlovsk en voiture avec visite du palais et du parc. Puis, le 24, départ en train wagons-lits pour Moscou. Visite de la ville et le 26, jour du sacre du Tsar, chacun assista émerveillé aux fêtes grandioses qui animaient les rues.
Le 29 mai sur le chemin du retour vers le Havre, le paquebot passa par Visby, ville de l'île de Gotland (Suède), puis le 31 par Kiel et le Canal de Kiel et Hambourg (Allemagne)
Le 3 juin, le Général-Chanzy était de retour à 3h00 du matin au Havre.
Un mois plus tard, le 5 juillet 1896, le Général-Chanzy repartait à 4h du matin du Havre pour une nouvelle croisière pour la Norvège, le Cap Nord (soleil de minuit) et l'Écosse. Aux commandes, le fidèle Capitaine Lelanchon.
À son bord, plusieurs personnalités certaines accompagnées de leurs épouses : le peintre Eugène Forcade et M. Berg, agent des transports de Suède, dont on tirera de chacun plus tard quelques témoignages, l'explorateur et spécialiste des régions polaires Charles Rabot (1856-1944), l'ancien député de l'Aisne Edmond Turquet (1836-1914), le célèbre fourreur Jean-Léon-Victor Révillon (1843-1929), M. Cahen, directeur des magasins Aux Classes laborieuses, le photographe Michel Berthaud (1845-1912), le collectionneur Jacques Delamalle (1868-1904) et même la femme et la fille du constructeur du Général-Chanzy.
Le 6 juillet, arrivé à Stavanger en Norvège, le paquebot embarqua deux autres pilotes norvégiens recommandés par la Compagnie pour aider à la traversées des fjords.
Le 7, à Bergen, les passagers visitèrent le musée hanséatique puis le Général-Chanzy se dirigea vers l'Hardangerfjord, puis Odde (le 8) et Stalheim (le 9).
À l'hôtel de Stalheim, un malentendu éclata concernant la réservation des chambres. Déjà le patron avait hésité à la prendre en raison de la présence depuis plusieurs jours de l'empereur d'Allemagne, Guillaume II qui, comme chaque année, aimait venir en touriste dans la petite ville norvégienne.
Eugène Forcade et Mr Berg, racontèrent la prévenance du Kaiser qui ne fut pas étranger à ce que finalement les chambres soient bien allouées aux voyageurs. De même, l'empereur fit-il preuve de tact en cédant le lendemain son tour de petit déjeuner ne voulant pas créer de gêne dans le contexte politique ambiant, notamment en terrain neutre. Il en fut remercié avec courtoisie. Après le déjeuner :
L'empereur descendit tranquillement avec les touristes jusqu'aux cascades de Stalheim et prit un certain plaisir à s'avancer jusqu'au bord extrême des précipices, montrant ainsi aux Français qui l'entouraient et dont un seul aurait pu, d'un coup d'épaule,le précipiter dans l'abîme, qu'il avait bien le sentiment qu'aucun lâche attentat n'était à redouter d'un Français et qu'il se trouvait, au milieu d'eux, en parfaite sécurité.
Ensuite les excursionnistes effectuèrent une descente en carriole au village de Gudvangen par le Noeradel où ils embarquèrent pour visiter, par le grandiose Sognefjord, le Fjoelandsfjord, tout en observant le plus remarquable glacier de Norvège, le Folgegonna avant de reprendre le bateau en direction du Cap Nord.
Le 10 juillet, dans le Nordfjord, un ouragan éclata et des brouillards rendirent toute navigation impossible. C'est alors que, à l'encontre de la prudence du Capitaine Lelanchon, les pilotes norvégiens qui avaient embarqué à Bergen, prirent des initiatives dangereuses. On apprit plus tard que Guillaume II avait lui-même pris au service de son navire le Hohenzollern II plusieurs pilotes et que d'autres navires anglais de touristes en firent autant, aussi, ces deux là n'étaient pas les meilleurs que l'on pouvait espérer. Et avant même que le capitaine n'ait le temps de réagir, le Général-Chanzy montait et s'échouait sur des rochers.
Aux dires des passagers, alors que le paquebot commençait à verser et que tout le monde s'affolait, le capitaine Lelanchon fit preuve d'un grand sang-froid. Il fit mettre à l'eau une première chaloupe qui rejoignit le rivage. Puis le peintre Eugène Forcade, qui avait pris les rames revint au paquebot et repartit cette fois à bord d'une chaloupe à vapeur pour demander aide à un navire anglais qui croisait dans les parages et qui n'eut aucun scrupule à demander une participation de 100 francs par voyageur pour le sauvetage (cette version reprise par un grand nombre de journaux fut démentie par la suite par Lelanchon : « À aucun moment il n'a été question d'argent. » L'Écho de Paris du 5 août 1896). Ainsi, tous les passagers furent débarqués avec leurs bagages à Florø où il purent prendre un autre navire vers la France.
Le paquebot, lui, n'avait pas trop souffert bien que sur l'instant on put le croire mais devait attendre d'être renfloué. Guillaume II, toujours à Stahleim fut mis au courant de la détresse du paquebot français et chargea aussitôt le capitaine Von Eickstedt, commandant d'un des croiseurs de son escorte, Le Gefion, d'aller porter secours au Général-Chanzy. Ce ne fut pas une mince affaire. Il fallut délester le paquebot de son charbon, ettransporter sur le croiseur allemand. Malgré tout, Le Gefion dut requérir l'aide de deux autres remorqueurs norvégiens pour parvenir à extraire le paquebot de sa gangue de rochers. Pendant ce temps, l'empereur était informé heure par heure par télégraphe. Quand le navire français fut enfin remis à l'eau, Von Eickstedt n'accepta ni le charbon que le capitaine Lelanchon voulut offrir en dédommagement, ni même les caisses de champagnes destinées à l'équipage.
Le Général-Chanzy rejoignit Bergen puis le Havre sans plus d'autres incidents. Le capitaine tenta à nouveau un geste en envoyant une somme de 10000 francs au commandant du Gefion pour être distribuée entre les hommes d'équipage. La somme lui fut retournée.
Plus tard, déçu par l'interruption de la croisière, le capitaine Lelanchon confia :
Mes passagers de la croisière au Cap Nord ont eu grand tort de s'effrayer. S'ils m'avaient écouté, nous eussions pu continuer tranquillement notre voyage en toute sécurité sur le Général-Chanzy, lequel était si peu avarié que j'ai pu revenir au Havre après l'accident, et par une mer démontée, sans que mon navire ait reçu la plus petite réparation.
Sources
• Articles et bulletins de navigation dans Le Figaro, Le Journal, Le Petit Journal et le Petit Marseillais (Retronews) dont les témoignages d'Eugène Forcade et de M. Berg recueillis par Jules Cardane des Figaro des 16 et 20 juillet 1896
• Le site benaventuramenorca (esp.)
• Le site généralchanzy.com (esp.)
• Le site marine-marchande.net
• Le site Parcours de vie dans la Navale
• Vers le Nord par le journaliste Henri Haguet (octobre 1896) : récit pittoresque et illustré de la croisière de la Baltique, dont j'ai tiré les photos. Elles ont été prises par Haguet et développées par R.V. Rougeron-Vignerot.
• Wikipédia
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