21 Septembre 2020
Mars, 2200.
Je m’appelle Jacques Crabe. Il ne me reste que quelques jours à vivre et mon seul but désormais est d’avoir le temps de transmettre ce message.
J’ai eu 158 ans hier, ce qui fait de moi l’homme le plus âgé de cette planète. Il faut que je précise que je parle ici d’années terriennes. Actuellement, les deux calendriers cohabitent. Nous sommes en l’an 122 selon le calendrier martien. Il y a 122 années martiennes que la sonde Viking s’est posée ici. Je n’aurais en réalité qu’un peu moins de 84 ans si je comptais en années martiennes. Ne me demandez pas comment j’ai atteint cet âge canonique, j’en suis étonné moi-même. Je ne mets en pratique aucun des conseils que me prodiguent les médecins : suivre un régime alimentaire équilibré en protéines végétales de synthèse et en fruits et légumes cultivés à Bio-City sous des serres stériles.
Mais la médecine de Mars a beau être devenue une science quasi-exacte, je sens mon cœur fatigué ; mon âme aussi et j’ai décidé de quitter cette vie. Les connaissances rudimentaires que j’ai acquises en botanique au long de ces années m’auront finalement servi à confectionner ce poison mortel et indolore que j’avalerai dans quelques jours. Avant, il me reste une dernière mission, vous dire la vérité, même si je sais que la probabilité que ce message vous parvienne est infime. Cette fameuse planète rouge, Mars ! L’homme en a rêvé, et il y est allé. Tout est si agencé ici, ordonné, ennuyeux.
Il faut que je vous avoue quelque chose, parce que sinon, vous n’allez pas comprendre. Ce qui fait de moi un être unique, c’est que je suis un « extra-martien ». Je suis né en 2042, sur la Terre, une planète magnifique mais déjà en train de mourir. Mes parents disaient que c’était à cause de la folie des hommes. La folie des hommes ! Ils ont bien changé. Je ne suis même pas certain que la moitié des habitants de Mars sachent aujourd’hui ce que le mot folie signifie. La perfection règne sur Mars et son ciel rose pâle. Du moins en apparence.
J’ai gardé quelques photos de la Terre. Ce qui me frappe, quand je les regarde, c’est la diversité des paysages, la richesse des éléments, l’incomparable beauté de la nature. On l’appelait la planète bleue, mais elle répandait toutes les teintes possibles à sa surface : vert des forêts, noir de l’asphalte, brillance et reflets des rivières et des lacs, turquoise des océans, orange à l’aube et au crépuscule, gris du brouillard et brun de la boue polluante, à la fin, et des hommes, eux aussi de plusieurs couleurs. Elle me manque. On pouvait y vivre en plein air sans scaphandre, sans vêtements même ! Quand je pense à ces pauvres gamins qui n’en finissent pas d’arpenter les couloirs du dôme. Ils n’ont jamais connu le contact du vent, la brûlure du soleil, le froid de la neige…
La journée d’hier a été épuisante en tout point. J’ai eu droit aux honneurs de ce dîner organisé pour fêter l’anniversaire du doyen de Mars, ce que je me trouve être. Le gouverneur suprême, Sorkhoï, un petit teigneux agressif et arrogant, m’a décoré en me félicitant pour ma longévité. J’ai vu dans ses yeux qu’il souhaitait que mon discours soit bref. Sans doute avait-il peur que j’en dise trop devant les convives. Pourtant, quelle idée en a-t-il lui-même de ce que je sais ? Il a déclaré que j’étais désormais un symbole, le seul survivant de la période pré-colonisatrice et qu’à ce titre, j’étais pour l’éternité la mémoire du peuple de Mars, le témoin de ses origines, et le garant de la sagesse, un exemple pour les futures générations. Il ment. Je sais qu’il y en a d’autres. Martin est mort il y a deux ans. C’était mon dernier ami, depuis la terrible disparition de Jim, et surtout, de Martha, ma femme, officiellement décédée il y a 5 ans. Pourtant, on n’a jamais retrouvé son corps. Je suis sûr qu’ils l’ont enlevée, et emprisonnée. Comme elle me manque, elle aussi. Je n’ai jamais cru à sa mort. Je sens qu’elle est encore en vie, qu’elle est là, quelque part avec sa nature rebelle. Dès le départ, elle avait mal vécu notre exil. Nous avions tous les deux le mal du pays. Et puis elle a eu le tort de ne pas accepter certaines choses. Moi, j’ai joué leur jeu. Je regrette, Martha. C’est toi qui avais raison, il fallait que les gens connaissent la vérité qu’ils sachent sur quoi tout ce mensonge repose, cette aberration.
Pour l’heure, il fallait aux dirigeants, un symbole, quelqu’un à exhiber devant les foules crédules. Ils m’ont choisi moi et ma façade de martien coopératif et soumis. Je me demande encore comment j’ai fait pour faire semblant tout ce temps. J’ai tellement de choses à vous dire que je ne sais par où commencer. Combien de nuits sans sommeil, de cauchemars, d’accès de révolte refoulés toutes ces années ? Peut-être que je voulais croire qu’un nouveau départ était possible, que nous ne commettrions pas à nouveau les mêmes erreurs. J’ai compris depuis que la nature humaine était immuable ; et invariablement, nous n’étions nés que pour détruire. Je frissonne à la pensée que déjà le gouvernement lorgne sur Vénus. L’homme n’apprend jamais.
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J’ai envie d’un verre avant de poursuivre mon récit. Mon petit secret : cet alambique que j’ai fabriqué ici, et cette recette de poire qui vient de mon grand-père. Je ne me souviens pas vraiment si celle qu’il fabriquait sur Terre avait le même goût, mais je me plais à penser que oui. Elle m’aide à tenir le coup et à supporter la vie sur cette maudite planète. Je revois la tête du gouverneur hier devant les caméras. À la tienne !
Au début de la colonisation, régnait ici une euphorie collective, et j’avoue que malgré l’infâme révélation dont j’avais eu connaissance plus tard, je m’étais pris au jeu. À notre arrivée sur Mars, deux mille colons résidaient sur la base. Le dernier arrivage de vaisseaux fût accueilli de façon triomphale, et une fête avait été organisée. Nous étions un peu plus de quatre-cent-soixante-sept, triés sur le volet ; scientifiques, historiens, journalistes, artistes, gens de lettres. Nous venions de tous les continents. Nous avions passé avec succès les tests d’aptitude physiques et psychologiques. Mars, à l’époque, faisait figure d’Eldorado, et nous en rêvions tous. Les missions s’étaient succédé au fil des années et finalement, le premier vaisseau habité amarsit en 2037, cinq ans avant ma naissance. Mon père me l’avait raconté maintes fois.
Mais avant cela, il y eu l’accident de 2028 qui affecta grandement aussi mon père ! Le projet Valles Marineris 2028 s’annonçait comme le plus grand événement depuis la conquête de la Lune. Six personnes partirent dans la fusée pour un voyage de cinq mois, et douze jours. Des années d’entrainement avaient été nécessaires, une multitude de préparatifs, une sélection ultra sévère, après un stage en isolement de deux cent quatre-vingt jours. Mon père m’a raconté d’ailleurs comment deux scientifiques avaient craqué, suppliant que l’on ouvre le sas après seulement huit jours. Inutile de vous dire que la Viking International Space Agency (VISA) les avait immédiatement rayées de la liste des candidats ! ‘VM2028’ décolla de la base de Cape Canaveral, en Floride. La fusée s’éleva dans un vacarme assourdissant, mais quelques secondes après la mise à feu, sous les yeux de milliards de téléspectateurs, ‘VM2028’ se désintégra en une immense gerbe incandescente, traumatisant des générations d’humains médusés. Des milliards de dollars engloutis, des années de recherches et, surtout, des six héros qui allaient être décorés à titre posthume, il ne restait que poussière et regrets éternels. Les mois d’enquêtes qui suivirent ne purent qu’aboutir à un terrible constat. La fusée avait été l’objet d’un sordide attentat terroriste. Mon père m’avait expliqué que certains pays avaient fait le choix de ne pas participer au projet pour protester contre les sommes qui y avaient été englouties.
Leur slogan était « Sauvez la Terre d’abord ». Quelle ironie, quand j’y pense…
Cela prit des années avant qu’un nouveau projet ne vit le jour. Ce fût VM2037. La mission, fruit d’une coopération internationale, partit depuis l’île de Hainan, au sud de la Chine. Elle fut baptisée ‘Harvest’. Ce furent non plus six, mais dix personnes, qui arrivèrent sur Mars cent-soixante-dix-sept jours plus tard. Grâce aux progrès de l’aérospatiale, on avait réussi à diviser le temps du voyage par deux. Pendant ce temps, le monde occidental basculait dans une euphorie collective, quasi hystérique (je visionne parfois ces images dont certaines tournent en boucle sur les réseaux martiens).
Les prises de conscience aussi virulentes que vaines et tardives n’eurent jamais raison de la folie humaine. Les Terriens ne pensaient qu’à consommer, et s’évertuaient à détruire la planète qui les avait rendus si heureux, si fous. En 2037, il n’y avait presque plus de pétrole. Le peu qu’il restait était réservé aux industries prioritaires comme la pétrochimie ou certaines activités de transformation, et aux plus riches, qui continuaient à s’afficher de façon indécente au volant de monstrueux bolides à moteur thermique. Malgré les mises en garde, malgré la nécessité absolue, les consortiums, les entreprises globales comme on les appelait, échouaient à mettre au point des solutions alternatives. Le monde faisait marche arrière en même temps qu’il courait à sa perte.
Inconscients de cette actualité, les dix premiers « martiens » épuisés mais submergés par une excitation indescriptible foulaient enfin le sol rouge de Mars. Ces images me donnent des frissons. Elles sont le point de départ d’une mascarade et du plus grand génocide que l’on puisse imaginer.
En 2056, j’avais 14 ans, la quasi-totalité de la forêt Amazonienne avait disparu, privant la planète d’une grande partie de son oxygène. Il ne restait plus que quelques kilomètres carrés de glace aux pôles. Des régions entières, comme les Iles Maldives, la Camargue Française, le tiers des Pays-Bas, avaient été englouties par la mer, et le Gulf Stream n’était plus qu’un souvenir étudié dans les manuels scolaires. La température moyenne dans les zones tempérées ne cessait de chuter, et les chercheurs restaient muets face aux nouveaux enjeux liés aux transports, aux maladies nées de la pollution (cancers de la peau, maladies infectieuses incurables et pandémiques, problèmes respiratoires), et tout simplement à la survie de la planète. Le terrible processus entamé avec les révolutions industrielles successives était arrivé à son point culminant. Je sais maintenant que ces solutions existaient, et que quelques-uns ont préféré suivre une autre voie, fatale.
Après ma dernière année aux beaux-arts, en 2062, j’avais décidé de me spécialiser dans la peinture des espèces disparues. J’ai toujours été un nostalgique. Je peignais à un rythme frénétique, d’après les magnifiques planches sur papier ancien que m’avait léguées mon grand-père (c’est d’ailleurs au milieu d’un de ces livres que j’ai retrouvé il y a quelques années le mode d’emploi pour fabriquer l’alambic !). Je reproduisais aussi de magnifiques paysages naturels dont la beauté et la majesté ne se donnaient plus à voir qu’en photos. Ce choix artistique me valut immédiatement la reconnaissance du public. J’avais touché là un créneau porteur. Des familles étaient fières d’afficher dans leurs logements des tableaux représentant des dauphins, requins, tigres et ours ou les glaciers et la banquise sur laquelle gambadaient encore quelques manchots
J’ai connu la célébrité, puis une certaine aisance financière, et, ce que je pris tout d’abord pour de l’amour - naïf que j’étais - en la personne de Camila.
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J’ai ici une magnifique projection en trois dimensions. C’est mon seul souvenir visuel de Martha. Notre première excursion au mont Olympus, le toit du système solaire. D’en haut (21 000 mètres d’altitude) le spectacle est vertigineux, étourdissant. Chaque habitant de Mars rêve d’y aller au moins une fois.
Mais il faut que je revienne au fil de mon histoire.
J’ai rencontré Camila à mon exposition de Londres. Elle était en arrêt devant une toile représentant des Taureaux Camarguais. Quelqu’un avait ouvert la porte sur le froid glacial d’Avril et nous nous sommes mis à grelotter de concert. J’ai croisé ses yeux noirs et j’ai ressenti une telle émotion que j’en ai oublié le courant d’air. Je pense qu’elle a perçu ce trouble, et elle m’a souri. Nous ne nous sommes plus quittés pendant les six mois qui ont suivi. Nous avons vécu à deux-cents à l’heure dans un luxe absolu, parcourant le monde au gré de mes expositions, hantant les réceptions mondaines et les palaces comme un couple infernal, assoiffé de Champagne, de musique et de notoriété. J’ai honte quand je repense à l’état de la planète, et au destin de l’humanité.
Ce qui devait arriver arriva au moment où je m’y attendais le moins. Camila, dont j’étais fou, n’aimait rien plus que la richesse. Je la présentai un jour à un riche industriel Indien. Les yeux de Camila et la fortune de mon ami firent le reste. Elle me laissa un matin, dévasté.
Je crois que c’est le projet Martien qui m’a sauvé la vie. J’en avais entendu parler sans y prêter attention. Les missions se succédaient depuis les années 60 du siècle dernier. Après les premiers survols et mises en orbite, vint l’envoi d’astromobiles à but aréologique. Ils analysaient le sol, recherchait la présence d’eau ou de bactéries. Puis, au début du XXIe siècle on avait commencé sérieusement à envisager des expéditions habitées, les satellites et autres rovers furent chargés de trouver une région propice à la construction d’une base qui accueillerait des scientifiques.
Mars, depuis sa naissance, avait subi les assauts répétés des bombardements d’astéroïdes qui lui avaient infligé des dégâts considérables dont les traces étaient visibles depuis la terre. Des cratères énormes, dont certains mesuraient plusieurs centaines de kilomètres de diamètre. Il était impératif d’installer la station martienne dans une zone épargnée. De plus, il fallait prendre en compte le caractère glacial du climat de Mars, et ses amplitudes thermiques. Il fut décidé de construire un premier édifice à quelques centaines de kilomètres au nord de Valles Marineris, un canyon aux proportions gigantesques dont la largeur atteint celle des Etats-Unis ! La base qui vit le jour et accueillit les « dix premiers » de la mission ‘Harvest’ » en 2037 fut baptisée New Earth.
Le terme de colon fut officialisé en 2050. Dès lors, une partie des visas pour Mars portaient la mention « illimité », et des familles choisies avant tout pour les compétences des parents et le potentiel des enfants partaient sans la moindre intention de retour. Quel courage quand j’y pense… ou quelle inconscience ! Toutefois, si l’atmosphère de Mars était irrespirable, corrosive, celle de la Terre devenait de plus en plus nocive. Pour ces gens, une autre vie et un futur prometteur étaient envisageables.
Tout à ma déprime et à mon chagrin d’amour, j’étais désormais seul au monde. J’avais perdu mes parents l’année d’avant, la pollution ayant eu raison des poumons fatigués de mon père, et ma mère, je crois, n’avait pas eu la force de surmonter ce deuil. Elle s’est laissé emporter par une grippe dans les semaines suivantes.
C’est dans ce contexte que j’entendis parler du projet ‘Convey’.
Au début des voyages habités, personne n’était sûr que les humains puissent vivre durablement, même sous le dôme protecteur de New Earth. Seules quelques naissances avaient eu lieu là-haut, fêtées comme des événements historiques. Mais il fallait voir plus grand, envisager Mars comme une nouvelle Terre d’asile, et la doter des infrastructures nécessaires à l’épanouissement d’une civilisation, rendre possible le développement d’une vie et d’une atmosphère similaires à celles de la planète bleue, d’avant la pollution, par la terraformation. Quelle noble idée, n’est-ce pas ? Ce rêve est aujourd’hui encore à l’état de projet, et je ne le verrai jamais. Mais nous savons que le processus est en cours, et rien ne pourra l’arrêter. Depuis plus d’un siècle de colonisation, nos scientifiques ont développé des énergies nouvelles capables de fournir l’air artificiel de New Earth. Elles aident aussi à la fonte des glaces polaires, celles qui, en se liquéfiant, permettront à Mars de bleuir à son tour, puis de verdir en plein air, comme sa jumelle, la Terre. Est-ce pour son bien ? L’expérience et le terrible secret que je porte m’autorisent à en douter.
Dans tous les cas, j’ai été séduit par cet aller simple et ma tristesse était pour moi la garantie d’affronter tout événement avec un stoïcisme digne des Grecs anciens. ‘Convey’ devait emporter cinq-cents nouveaux colons pour accroitre la population de Mars et j’ai voulu en faire partie. Cela n’a pas été aisé. Il y avait des milliers de candidats ! Je me suis entraîné comme un damné, avec l’énergie de ma rancœur. J’en voulais à la Terre entière, et surtout à Camila. M’avait-elle au moins aimé ? Quelle importance aujourd’hui, à l’heure où je formule des espoirs dont le cadre dépasse de si loin notre éphémère aventure…
J’ai passé les tests d’aptitude physique avec succès. Pour le reste, j’avoue que j’ai bénéficié d’un petit coup de pouce du destin. J’ai fait la connaissance de Jim Pendrake, qui allait prendre le commandement de la dernière des treize fusées du projet. Nous nous étions retrouvés un soir au bar du Hilton à Paris où il avait donné une conférence, et, constatant que nous aimions la même marque de whisky, nous avons sympathisé. Nous sommes devenus amis, et Jim est intervenu pour que je participe à l’aventure. L’amitié vous sauve parfois la mise. C’est aussi sur elle que je compte aujourd’hui. Jim, comme j’aimerais que tu lises ces lignes.
Cet été 2064, j’ai pris place dans la fusée ‘Convey XII’, avant dernière fusée du convoi, pour un voyage de plusieurs mois dans l’espace. Vint-et-un d’entre nous avaient dû subir quelques semaines plus tôt une appendicectomie, précaution nécessaire avant un vol d’une telle durée. Dans un vacarme et une secousse indescriptibles, notre engin s’est arraché à l’attraction terrestre. J’allais pouvoir tout recommencer, dans un autre monde. Quelques couchettes devant moi, se trouvait une brillante biologiste, prénommée Martha.
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Je n’aurais jamais imaginé qu’il fut si difficile de vaincre le mal de l’espace. Je ne sais pas ce qui se serait produit si Martha n’avait pas été à mes côtés. Nous avons appris à nous connaître, à supporter ensemble ce confinement, et nous sommes tombés naturellement amoureux, plongeant dans le feu d’une relation fusionnelle qui ne s’est plus jamais éteinte. Pourtant, tout avait été prévu à bord pour le confort des passagers. La rotation permanente du vaisseau permettait de maintenir à son bord une gravité artificielle. Mais plusieurs fois nous avons apprécié de nous retrouver en apesanteur quand l’équipage interrompait le mécanisme, le temps de quelques réglages. Nous avons traversé des périodes de doute et d’angoisse, privés de toute énergie à bord, dans un silence et une obscurité totales. L’équipage ne nous donnant pas d’explication, parfois nous intimant seulement l’ordre de regagner nos cabines, il ne faisait que générer en nous des peurs primaires, car nous imaginions alors le pire, une mort lente et anonyme, en dérive dans l’infini de l’espace, ou, au mieux, une fin instantanée, dans le tonnerre d’une explosion fatale. Croyant notre dernière heure arrivée, Martha et moi nous tenions fermement la main en fermant les yeux. L’explosion n’est jamais venue, et un jour, le commandant nous informa que le processus d’approche de la planète Mars allait être entamé. Des cris de joie et de délivrance ont retenti. Nous étions enfin proches de fouler cette poussière orange, objet de nos rêves les plus fous. L’exercice physique obligatoire durant le trajet avait conservé mes muscles dans un état plus que convenable.
Seule ombre au tableau, le vol déplorait la perte d’un des membres de l’équipage, victime d’une exposition accidentelle aux rayons cosmiques lors d’une sortie dans l’espace. La célébration qui a été organisée en sa mémoire reste pour moi un moment d’une rare émotion. Sa mort nous a ramené à la réalité de cette épopée incertaine, bien que minutieusement préparée. D’ailleurs, et nous l’avons appris dès notre arrivée, ‘Convey VII’, parti une semaine avant nous, n’avait pas eu notre chance. Le vaisseau s’était abîmé dans l’espace, après avoir dévié imperceptiblement de sa trajectoire.
Martha et moi avons décidé de nous marier dès notre arrivée sur Mars. Nous avons donc emménagé ensemble dans une bulle, sorte de petit appartement prévu pour deux personnes dans la base. New Earth, au fil des missions, s’était agrandie, et le dôme qui la protégeait de l’atmosphère hostile occupait une superficie de plusieurs centaines d’hectares. Toutefois, notre habitat ne mesurait que huit mètres carrés ! En découvrant les lieux, notre premier réflexe a été de nous précipiter au-devant de la baie vitrée qui donne sur l’horizon au ciel ocre. Notre chef de quartier nous a expliqué que le ciel variait du rose pâle à l’orange, mais qu’il virait parfois au gris sombre, selon la météo. Martha et moi avions hâte de revêtir les scaphandres et de gambader sur le sol martien. Mais cette escapade n’était pas au programme de la semaine. Un représentant de l’ordre avait mis fin à notre enthousiasme, en nous tendant à chacun une enveloppe, et en nous suggérant sur un ton militaire d’en lire le contenu. Il a pris congé et nous a convoqués deux heures plus tard à une réunion de quartier au centre de la zone. Il nous informa qu’une fête était organisée dans la grande salle du dôme le soir même. Nous avions compris que ce rendez-vous n’avait rien de facultatif, et ouvrîmes chacun notre enveloppe. Je fus stupéfait de constater que la mienne contenait mon CV, des photos de moi dont je n’avais même pas connaissance, ainsi qu’un résumé de ma vie, truffé des détails les plus intimes. S’étalaient devant moi des informations sur ma santé, mais aussi sur mon travail d’artiste, et, à ma grande consternation, ma vie privée, et mon histoire avec Camila.
Je regardai Martha qui découvrait elle aussi avec stupeur son dossier. Le document comportait une deuxième partie. Ce chapitre n’abordait plus notre passé mais notre avenir, sous la forme d’un emploi du temps aussi précis que possible. Là encore, nous comprîmes que ce programme n’était pas négociable. Nous étions affectés d’office à des zones et à des missions qui ne devaient rien au hasard. Ma femme intégrait l’équipe du professeur Khatch, éminent biologiste et expert en Aréologie. Pour ma part, on me destinait à la double fonction de professeur d’Art, et de Peintre Officiel du Gouvernement. Le terme de Gouvernement, écrit noir sur blanc, me fit froid dans le dos. Dans quel régime avions nous débarqué ? Qu’en était-il de notre rêve martien ? Je croisais Jim, de temps à autres, mais je le trouvais changé, absent. On aurait dit qu’il se sentait surveillé, épié, et jamais, je ne retrouvai chez lui la fraicheur et le naturel qui m’avaient tant apporté avant notre départ.
Martha entra rapidement en conflit avec Khatch. Elle s’interrogeait sur la finalité de ses travaux en se rendant compte que chacun de ses collègues n’avaient, comme elle, qu’un champ d’action limité et une vision parcellaire de l’entreprise, ce qui était insupportable pour une scientifique de son calibre. Elle fit l’erreur de s’en ouvrir à son supérieur. Les tâches qu’on lui confia par la suite la cantonnaient de plus en plus dans des rôles subalternes. Elle eut le tort de chercher à savoir, d’enquêter elle-même, puis de contacter des journalistes. Ces derniers étaient bien sûr tous à la solde du pouvoir en place. Le gouverneur Sorkhoï et ses conseillers veillaient sur l’avenir de la planète, sur notre avenir, pour notre bonheur à tous, comme le répétaient en boucle les messages diffusés sur la chaine unique. Martha sombra dans la dépression, sans que je ne m’en aperçoive.
De mon côté, je n’étais pas mécontent d’enseigner à ces chers têtes blondes les rudiments de la peinture, et je découvrais avec plaisir quelques talents naissants parmi mes élèves. Cela me rendait heureux, et je l’avoue, flattait mon égo. Par ailleurs, ma qualité de Peintre Officiel me donnait l’occasion de voyages extraordinaires. Je partais sur ordre du Gouverneur vers tous les coins de Mars, pour y prendre des clichés, et je peignais à mon retour, sur commande exclusive de notre souverain. Ce sont des souvenirs merveilleux de paysages insensés, de panoramas étourdissants. J’eus même la chance de partir en excursion sur Phobos, l’un des deux satellites naturels de Mars et d’y photographier son monolithe. Et quel spectacle, aussi, que de surplomber la planète rouge ! J’avais été tellement marqué par ce voyage, que je le racontai mille fois à mon petit-fils. Et je crois bien que c’est la raison pour laquelle il a donné le nom de cette lune à sa fille. Mon fils, lui, est devenu pilote pour l’armée. Il ne vient plus me voir depuis des années. Je crois qu’il me considère comme un vieux fou, responsable de la disparition de sa mère. Il me manque.
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La vie continuait et Ray, l’unique enfant qu’on nous avait autorisé à avoir, nous redonna un peu de joie. Parfois nous rencontrions des amis, passions des soirées à parler de notre ancien monde. Nous nous demandions tous si des vols allaient sur Terre de temps à autre, si d’autres arrivaient sur Mars. J’appris à l’occasion d’un de ces dîners la mort de Jim. Ce fut un choc terrible. D’une certaine façon, je l’avais perdu bien avant, dès notre arrivée ici, car il n’était plus lui-même, mais je ne désespérais pas de savoir un jour ce qui lui était arrivé, et de pouvoir l’aider. Jim s’était suicidé. On avait retrouvé son corps sans vie, un matin. La police de New Earth avait ouvert la porte de sa bulle, après avoir constaté qu’il ne s’était pas rendu à la base aérienne. Je perdais plus qu’un ami, un espoir. Cette nouvelle m’attrista plus que je ne saurais le dire. Ironie du sort, je reçus de sa part un cadeau, par courrier interne, deux jours plus tard : une bouteille de Lagavullin qu’il avait pris soin de dissimuler dans un livre de botanique ! Le dernier souvenir qu’il avait emporté de la Terre, et qu’il me léguait…
La routine de notre vie reprit. Puis l’information nous parvint un soir. L’écran de propagande, comme nous l’appelions, s’alluma de façon inhabituelle vers 23h. Le visage du gouverneur Sorkhoï apparût, sombre, et c’est d’un ton résolu et laconique qu’il s’exprima. Le gouvernement avait reçu de la Terre une horrible nouvelle. À la suite d’un conflit sans précédent entre les pays libres du Nord et les dictatures du Sud, une guerre nucléaire avait détruit toute forme de vie sur Terre. Des bombes à hydrogène avaient éclaté sur tous les continents. Tout n’était plus que poussière, cendres et brouillard. Sorkhoï nous expliquait que nous étions maintenant livrés à nous-mêmes dans l’univers, et que notre développement n’était plus lié à notre planète mère. Il ordonnait un mois de deuil, et nous demandait à tous de respecter cinq minutes de silence en mémoire de nos compagnons terriens. Notre silence à Martha et à moi, dura bien plus que cinq minutes. Nous ne parvînmes pas à échanger un seul mot dans l’heure qui suivit. C’est une chose de se dire que vous avez quitté la Terre, et d’avoir choisi de ne pas y retourner. C’en est une autre de se rendre compte que l’on est condamné, et que tout espoir de retour est mort. Nous étions anéantis. Nous nous repassions le flash en boucle, paralysés par ce que nous venions d’entendre. Il nous fallut des semaines avant de reprendre le cours normal de notre existence. Comment la vie a fini par reprendre ? Je n’en sais rien, mais nous n’étions pas au bout de nos surprises, au bout de l’horreur. Le régime se durcissait sur New Earth, et la poigne de fer du gouverneur finissait d’étrangler nos dernières velléités de révolte ou de liberté même la plus sommaire. Un soir, j’ouvris la bouteille de Lagavullin, et je la vidai, ivre de chagrin et d’alcool. Me revenaient en mémoire les parties de pêche avec mon père, les gâteaux de ma mère, les histoires qu’elle me racontait le soir, et puis je le vis. Ce petit objet rond, au fond de la bouteille. Vieux farceur ! Avant de mourir, tu m’avais envoyé un clin d’œil, un objet bizarre, niché au fond d’une bouteille ! Je le secouai, et je vis qu’il contenait quelque chose. Oh Jim, j’ai déplié la feuille de papier, j’ai lu.
Et j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je comprenais d’un coup ce qui avait fichu ta vie en l’air, l’obscur savoir que tu ne pouvais partager. Martha est rentrée et je lui ai montré ton message. Notre vie n’a plus jamais été la même. Le 25 Août 2064, la fusée Convey XIII que tu commandais embarquait à son bord dix passagers à l’identité secrète. Neuf d’entre eux étaient en réalité des agents du gouverneur Sorkhoï arrivés de Mars quelques mois auparavant. Le dixième était membre du comité directeur du projet et il avait permis à ses complices d’entrer sur la base de tir. Sans le savoir, Jim, et tu ne l’as appris que plus tard, tes passagers clandestins avaient tué neuf membres d’équipage, et avaient armé la fusée de douze charges nucléaires selon un plan mûrement préparé depuis la base New Earth par le gouverneur. Camouflés dans leurs combinaisons de vol, ils t’avaient endormi, et le moment venu, avaient propulsé les charges nucléaires destination la Terre. Mais la vision de cauchemar que tu as eu depuis la cabine de commandement ne pouvait rester sans explication. Leur chef et ses hommes t’ont ensuite tout expliqué. Ils te tenaient. Ta femme, ta fille, faisaient partie du voyage. Il ne te restait qu’elles désormais. Alors tu n’as rien dit, tu as souffert en silence. Je comprends maintenant ce que tu as enduré.
Il fallait bien que ce gouvernement nous annonce un jour que la Terre était morte, et c’est ce qu’ils ont fait, sous la forme de ce mensonge grotesque et pourtant si crédible : une guerre nucléaire entre Terriens. Nous l’avons tous gobée.
Martha et moi partagions désormais cet horrible secret, et nous ne savions qu’en faire. Elle voulait parler, témoigner. De mon côté, j’hésitais.
J’ai vécu ces années dans l’espoir fou que nous pourrions sortir de ce néant, ou qu’une sorte de retour en arrière serait possible, mais comment ? Martha a disparu, et, les jours ont défilé pour moi, avec l’attente de la rejoindre, dans ce monde ci ou dans un autre.
Ce matin, mon arrière-petite-fille Phobosia est venue me voir et un espoir s’est insinué. Elle est ingénieur en physique quantique. Ce qu’elle m’a dit m’a stupéfait. Le voyage dans le temps est désormais possible. Elle fait partie de l’équipe qui travaille sur ce projet. C’est au moment où elle m’a fait part de ces avancées que cette idée folle a germé en moi comme une évidence. Une première tentative doit avoir lieu la semaine prochaine. Le gouvernement de Mars souhaite tirer les leçons du passé et procéder à l’étude du sol Terrien pour analyser les phénomènes de pollution. En tout c’est la version officielle. Pour cela, le vaisseau ‘Saucer’ doit atterrir en Californie avant 2064, année fatidique. Cette mission est mon seul espoir et tout repose sur Phobosia. Je lui ai tout raconté. Je ne sais pas si elle m’a cru, mais elle m’a affirmé que l’on pouvait sans problème glisser mon message et cette vidéo dans le robot analyseur dont elle a la charge, et programmer celui-ci de sorte qu’il dépose l’objet avant de commencer ses prélèvements. En disant cela, je mesure à quel point ma quête semble dérisoire et hasardeuse. Quant à Phobosia, je pense que ce petit secret l’amuse plus qu’autre chose, mais j’ai confiance en elle, et cette mission que je lui ai confiée pourrait changer le sort du monde.
Jim, ce message s’adresse à toi. Si tu lis ces lignes, c’est que non seulement la mission ‘Saucer’ a réussi, mais aussi que quelqu’un a découvert le message et te l’a fait parvenir. Si tu doutes encore, vieux frère, en lisant ces mots, sache que je me souviens de cette anecdote, que tu m’avais racontée. Avant d’entrer dans la fusée, au moment de partir, tu avais reçu un dernier message de ta mère. Bonne chance à toi. Je vais quitter cette vie sans regret, mais avec un dernier espoir, insensé.
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Site de Lancement, 25 Août 2064.
‘Convey XIII’ dressait sa silhouette vers un ciel sans nuage. Ce dernier lancement achevait le projet ‘Convey’ qui devait venir grossir considérablement les rangs des colons martiens, avec des ambitions, un avenir, et peut être les derniers espoirs de survie d’une planète en proie à une crise sans précédent, la Terre.
Le colonel Jim Pendrake, concentré sur sa mission, entra dans l’ascenseur qui devait le conduire au dernier étage de la fusée. Le compte à rebours était commencé depuis 6 heures, et une foule nombreuse attendait avec impatience la mise à feu. Jim tendit la main vers le panneau de commandes.
« Mon colonel ! » Une femme accourait vers la cabine, une enveloppe à la main.
« Oui ?
- Mon colonel, votre mère est à l’accueil, elle m’a priée de vous remettre ceci.
- Merci. »
Le commandant John Morse, son second, s’affairait à son poste au dernier étage de la fusée. À travers le hublot, il vit Jim sortir de l’ascenseur et s’immobiliser, un document à la main.
« Tout va bien ? » Pendrake, pensif, sourit, et leva les yeux.
« Oui. C’est ma mère, elle me souhaite bon vol. » Il fit un pas et entra dans l’habitacle. « J’ai bien cru que le départ allait être retardé. Figure-toi qu’ils ont intercepté un cinglé en bas.
- Ah bon ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
- Je ne sais pas trop, il disait qu’il avait un message très important pour moi, qu’il ne fallait pas que la fusée décolle, et je ne sais quoi d’autre.
- Il voulait qu’on l’emmène ! reprit Morse avec humour.
- Non, il parlait d’une bombe, quelle idée, d’un message pour moi de la part de quelqu’un de proche.
- Ah oui ? Qui ça ?
- Je n’ai pas compris. Les types de la sécurité l’ont embarqué. Ils m’ont dit qu’il n’y avait aucun danger, qu’il fallait que je me dépêche.
- Je vois ça, un illuminé, quoi ! Je pense qu’il va payer cher la plaisanterie, vu le contexte actuel.
- Oui. Mais je ne comprends pas un tel déchainement de violence. Il n’avait pas l’air si dangereux. » Jim Pendrake effectuait les derniers réglages.
« Départ dans 59 minutes, vieux ! Tu devrais t’activer.
- À vos ordres mon colonel !! » Morse prit son poste.
Alors que le ‘Convey’ arrachait sa masse à l’attraction terrestre dans un formidable fracas, Jim eut une pensée furtive pour le bougre que l’on avait arrêté en bas. Il eut un sursaut. L’inconnu avait prononcé le nom de Jacques. Jacques Crabe. Il l’aurait parié. Mais pourquoi ? Jacques était dans la fusée précédente. Que venait-il faire là-dedans…
La poussée était terrible. Jim en ressentait les effets, mais il voulait rester lucide, continuer à réfléchir. Juste avant le décollage, il y avait eu comme une présence. Il ressentait une immense fatigue, une fièvre soudaine, comme s’il allait perdre connaissance…
FIN
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Le Message de Mars | Dominique Guégan | 2020
Le narrateur de cette histoire est Jacques Crabe, le doyen de Mars. D'entrée le bonhomme est sympathique et attachant. En s'adressant directement au lecteur, usant du ton de la confidence, il happe
https://www.legaliondesetoiles.com/Le-Message-de-Mars--Dominique-Guegan--2020_a4239.html
Crédit texte ©2020 Dominique Guégan - Ne pas reproduire sans autorisation
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