31 Mars 2021
Durant la deuxième moitié du 19e siècle, théâtres, cabarets, cafés se sont multipliés dans la capitale. Mais s'il en est bien un que j'ai croisé plus souvent que les autres, et qui dégage une aura particulière, c'est le « Chat Noir » . Un nom qui rend hommage à Baudelaire mais qui se réfère aussi à des légendes mystiques qui collaient bien avec l'originalité des occupants des lieux. N'étant pas le moins connu, j'ai été surprise par la rareté d'articles complets ou originaux (ne se copiant pas les uns et les autres). Pour l'exhaustivité, il faudra se tourner vers des ouvrages thématiques, mais par le présent article, je voulais entrecroiser ce qui est affaire de patrimoine, d'Histoire et d'hommes dans cette recherche qui m'est chère d'extraire une/des âmes d'un lieu aujourd'hui disparu. C'est à l'aide de la presse que j'ai reconstitué les grandes étapes de son histoire du cabaret, associées à quelques sources plus classiques.
J'aurai pu intituler cet article Rodolphe Salis et le Chat Noir. Mais j'ai freiné ma tentation de suivre toutes les pistes que me dévoilaient mes recherches, notamment celle qui menaient à cet homme tout en relief (et pas forcément sympathique) qu'était Rodolphe Salis, créateur de ce lieu mythique. Mais son fantôme étant indissociable du nom du Chat Noir, il hante quand même un peu ces lignes.
• Novembre 1881 : création par Rodolphe Salis du cabaret situé dans un local exigu, 84 boulevard Rochechouart, Paris 18e
• Janvier 1882 : création du journal Le Chat Noir
• Lundi 8 Juin 1885 : déménagement au 12 rue Laval, Paris 9e (auj. Victor-Massé). Lieu qui comprendra aussi un hôtel. (→ l'ancien local sera repris par Aristide Briand pour créer son propre cabaret « Le Mirliton »)
• 1892 : création de tournées en France et à l'étranger
• 1893/1894 : Mise en vente du cabaret et de l'hostellerie par Salis
• Mars 1894 : Acquisition de l'hôtel par Eugène Gaillet, qui veut en faire un vrai théâtre (prévu pour octobre)
• Mars 1895 : Vente du journal au journaliste et écrivain Émile Boucher
• 1896 : Déménagement au 68 rue de Clichy, Paris 9e
• Janvier 1897 : Fermeture du cabaret.
• 20 mars 1897 : Mort de Rodolphe Salis à 45 ans
Le premier cabaret « Le Chat Noir » (nom inspiré du Chat Noir de Baudelaire), situé au pied de la Butte Montmartre fut créé en novembre 1881 par Rodolphe Salis (1851-1897) dans une vieille boutique abandonnée des postes et télégraphes constituée de deux petites pièces. Poète et peintre, il s'improvisa cabaretier et c’est là, dans ce lieu « grand comme la main », moyenâgeux, phantasieux et gothique, meublé de vieux bahuts de chênes et de fauteuils en velours frappé et décoré à la néo-Louis XIII (le style Louis XIII remis au goût du jour à la fin du 19e s.), que se réfugia la fantaisie parisienne et les anciens hydropathes d'Émile Goudeau.
Rodolphe Salis : photo de Mélandri et dessin de Léandre datant de 1895 dédié au Seigneur de Chatnoirville
Au-dessus d’une énorme cheminée médiévale située au fond à droite, dans laquelle brûlaient des troncs d'arbre, on trouvait cette inscription en latin « Vade retro lupins ! » et une reproduction de l'ancien Roi consort d'Espagne : François d'Assise de Bourbon que le journaliste Monocle du Clairon se plut à surnommer le « Saint-François-d'Assises espagnol » dans son article descriptif des lieux.
Devant l'âtre, au plafond soutenu par des poutres avec ferrures, était accrochée par une corde tendue par une poulie, une lanterne accueillant deux chandelles. On y voyait aussi exposé de nombreuses faïences « à la corne » de Rouen. Les murs étaient couverts de verdures (tapisseries au décor végétal), les tables étaient en bois sculpté et les chaises en paille et les clients buvaient leurs bocks (bières) et leurs négresses (bouteille de vin en argot) dans des verres aux formes bizarres, des hanaps, sous l'enseigne de l'établissement qui se trouvait être à l'intérieur au dessus du bureau de la caissière. Elle représentait la tête d’un chat noir, collé sur un grand soleil en bois doré, aux rayons inégaux, sans doute une gloire (auréole) volée dans quelque église.
Mais c'est la deuxième pièce du fond, plus petite encore, surnommée « L'Institut », interdite aux profanes, qui servait de cénacles pour les artistes en tout genre : rapins (peintres apprentis), peintres de renom, musiciens, chansonniers et poètes tour à tour décrits comme :
... lyriques, réalistes, mélancoliques, satiriques, graves, funambulesques, moyenâgeux, fin de siècle, contemporains de Pindare et de la Pompadour, républicains, aristocrates, chauvins, anarchistes, parisiens, provinciaux, exotiques, hongrois, morvandiaux, bretons.
Le 15 juillet 1882, on pouvait lire dans le Figaro, à propos de la nouvelle enseigne : « Sur l'une des nombreuses toiles exposées en peine façade, un chat noir gigantesque guide la République vers la lumière » (Pas de photo)
Source : La Presse du 3 octobre 1882
Rodolphe Salis, bien que dirigeant un des cabarets les plus populaires de Paris, avait un mépris profond pour ces clients. Il avait beau les appeler « Vos Seigneuries » ou « Vos Altesses électorales » (candidat aux élections municipales de 1884, il proposait la séparation de la Butte Montmartre et de l'État 😀), il ne manquait pas une occasion pour les railler. Il se surnommait lui même le « Seigneur de Chatnoirville ».
À plusieurs reprises, il pouvait faire preuve de violence et il fut l'objet de plaintes et même accusé de meurtre dans ce qu'on a appelé « l'affaire du Chat Noir », mais c'est une autre histoire que je vous raconterai une autre fois.
À peine deux mois après la création du cabaret, le 15 janvier 1882, paraissait le numéro 1 de son journal du même nom.
Quelques 80 illustrateurs et chroniqueurs y participaient. Les journaux de l'époque le qualifiaient, pour certains de journal pornographique au contenu obscène et de feuille ordurière, et pour d'autres, de journal spirituel.
Parmi les illustrateurs et caricaturistes, on trouve André Gill, Willette et ses Pierrots, Steinlein et ses magnifiques chats, Caran d’Ache et ses militaires, Henri de Sta et ses caricatures politiques et également militaires, Somm et ses Pensées, Doès, Fau, Godefroy etc.
Chacun y allait de son personnage, le plus souvent victime de son quotidien. Et même sans paroles, ses histoires étaient à rapprocher des autres formes de la littérature populaire. On y publiait aussi toutes sortes de poésie, en vers ou en prose et de savoureux pastiches et historiettes rédigés par de grands noms de la littérature (liste non exhaustive) : Barbey d'Aurevilly, Alphonse Daudet, Huysmans, Guy de Maupassant, Villiers de l'Isle-Adam, Victor Hugo, Émile Zola...
Avec La Caricature de l'écrivain, illustrateur et caricaturiste Albert Robida et Le Courrier Français de Jules Roques, Le Chat Noir aura l’une des plus grandes longévités de la presse fin de siècle. Le dernier numéro sort le 30 Mars 1895.
Le dimanche 1er octobre 1882 (et non le 2, selon certaines sources - Source correcte : Le Chat Noir du 4 novembre 1882) , le premier non-officiel « Salon des Arts incohérents », qui ne dura qu'un jour mais qui fut riche de fous-rires, fut lancé par Jules Lévy, ponctuellement rédacteur du Chat Noir, et soutenu par les habitués du cabaret. Le journal offrit un catalogue complet et drôle des œuvres exposées.
Le Tintamarre du 22 octobre 1882 raconte même que les exposants réunis en banquet le soir trouvèrent original de commencer par le dessert, en suivant l'ordre à rebours jusqu'au potage final.
Devant le succès de cette exposition quasi improvisée, Jules Levy la réorganisera officiellement en 1883 et jusqu'en 87. En 1889, il tenta de la relancer, résista quelques années, mais l'attrait n'était plus le même.
Ne pas confondre avec la même initiative du 4 août 1882 organisée par les sœurs Legault. Une terrible explosion de gaz rue François-Miron laissa des familles entières dans la misère. Il s'agissait d'organiser une fête parisienne avec plusieurs initiatives et de faire une tombola pour aider les plus pauvres. (Source Le Voltaire du 29 juillet 1882)
Devant une telle dynamique du « Chat Noir », l'endroit devenait trop étroit pour la population toujours plus grandissante. Le cabaret était devenu un lieu incontournable, il fallut donc s'agrandir. Rodolphe Salis ne se contenta pas d'une nouvelle salle. Il choisit un immeuble de trois étages faisant aussi hôtel au 12 rue Laval.
Le déménagement, en juin 1885, se fit de nuit, en grande pompe, avec défilé aux flambeaux, stoppant ainsi la circulation des tramways et des fiacres. L'ancien « Institut » se réfugia au premier étage dans une belle salle au haut plafond.
C'est le caricaturiste Albert Robida qui réalisa la première affiche de ce nouveau cabaret. C'est aussi à cette occasion que la fameuse enseigne en fer forgée fut dessinée par Adolphe Willette.
À noter
Albert Robida, qui avait son propre journal, ne publia qu’une seule planche dans le n°353 du 20 octobre 1888 sous le titre : Vient de paraître
Enseigne d'Adolphe Willette (@Stéphanie/Paris on Thème/Musée Carnavalet) ; Affiche d'Albert Robida (1885)
Dans ce nouvel espace, où les serveurs étaient affublés du costume à palmes vertes des académiciens, on put assister le lundi 27 décembre 1886 à la première projection de L'Épopée de Caran d'Ache, grand spectacle épique en ombres chinoises de 30 tableaux de 15000 figures. Il s'agissait par le moyen de plaques de zinc dessinées, découpées puis éclairées par l'arrière, de reproduire l'histoire de Napoléon, d'Austerlitz aux fêtes du Sacre.
Le succès fut tel que les représentations hebdomadaires du vendredi, devinrent quotidiennes.
👇 Ci-dessous on distingue bien le petit théâtre d'ombres d'un mètre carré construit sur les plans de l'artiste Henri Rivière. La façade fut peinte par Grasset qui entoura la scène d'un magnifique lever de soleil au dessus duquel il avait peint un chat noir dominant une mappemonde et la défendant contre l'Esprit académique, irrévérencieusement représenté par une oie. (Source : Le Temps du 23 décembre 1886)
Parmi les spectateur, outre Rodolphe Salis, on pouvait croisé l'écrivain Émile Zola et l'entrepreneur français Ferdinand de Lesseps (constructeur du Canal de Suez).
On reconnaît le général Boulanger, les journalistes Francisque Sarcey, Albert Wolff et Henri Rochefort, les écrivains Alphonse Daudet et Ernest Renan, ainsi que des habitués, tels le poète Mac-Nab, les comédiens Coquelin cadet et Coquelin aîné et la musicienne Augusta Holmès. Émile Zola connut en 1894 les honneurs de ce théâtre avec une adaptation du Rêve en dix tableaux par Jules Jouy. (Source : BNF)
En 1892, Salis met en place des « tournées du Cabaret du Chat Noir » en France et à l'étranger. Ces dernières étaient particulièrement fatigantes. Outre quelques auteurs du cabaret qui font partie du voyage, le théâtre d'ombre est lui aussi transporté. Afin de ne pas avoir à déplacer les zincs et une machinerie lourde et encombrante, les pièces sont mises sur clichés de verre et projetées avec une lanterne à plusieurs foyers.
(source : ©Alienor.org, musées de Châtellerault)
En 1893, Rodolphe Salis sentant le déclin arriver, met en vente ce qu'on appelait désormais le « Théâtre du Chat Noir » ainsi que l'hostellerie attenante. Cette dernière sera rachetée en mars 1894 par Eugène Gaillet. Un an plus tard, en mars 1895, le journal Le Chat Noir est aussi revendu.
Il ne reste donc plus que le cabaret, sur le déclin, toujours en vente.
Mais tant que le lieu est ouvert, il faut continuer à le faire vivre coûte que coûte et promouvoir les tournées en France qui elles continuent. C'est donc en 1896 que l'affichiste Théophile Alexandre Steinlein dessine l'affiche qui restera à travers le temps la plus emblématique des iconographies du « Chat Noir ».
Après un nouveau déménagement au 68 boulevard de Clichy en octobre 1896 , Rodolphe Salis décide rapidement de fermer le cabaret à cette adresse dans le projet de trouver un établissement plus grand. La fermeture a lieu en janvier 1897. Deux mois plus tard, celui qu'on surnommait « l'aïeul » s'éteindra à 45 ans dans sa maison de Naintré (Nouvelle-Aquitaine). Probablement d'épuisement après des années d'une vie tumultueuse et de tournées éreintantes.
Durant toutes ces années, le cabaret, au gré de ses déménagements, aura vu passer dans ses murs, en plus des chroniqueurs du journal cités plus hauts, des musiciens : Gounod, Fauré, Ravel, Satie ; des peintres : Degas, Toulouse-Lautrec, Puvis de Chavannes, Henri Rivière ; des écrivains : Jules Verne, Emile Zola, Maupassant, Edmond de Goncourt, Huysmans, Alexandre Dumas, Anatole France ; des médecins : Pasteur ; des industriels : Ferdinand de Lesseps ; des éditeurs : Flammarion, Ollendorff ; et des têtes couronnées...
À peu près au même emplacement que l'ultime « Chat Noir », une brasserie du même nom est installée depuis quelques années (date à vérifier) affichant sur sa devanture : « Chat Noir 1881 ». Décalé d'une entrée, il occupe tout l'angle du bâtiment. Tout le bâtiment a été rénové et surélevé le rendant méconnaissable à part les entrées du rez-de-chaussée. Voir photos ci-dessous 👇
Le Chat noir se trouvait exactement à la place du « Sexy Girls » sur la photo ; Carte postale ancienne du Chat Noir ; Emplacement actuel d'une brasserie du même nom
• Au temps du Chat Noir tome XVII de la collection Histoire de la Chanson Française par Pierre d’Anjou (Édition La Lyre Chansonnière & Henri Lemoine et Cie - Paris 1943) Cet ouvrage dresse un historique du cabaret et offre plusieurs textes de chansons et poèmes ainsi que leurs tablatures d’auteurs et chanteurs comme : Théresa, Mac-Nab, Léon Durocher, Jacques Ferny etc. La couverture reprend l’affiche d’Albert Robida [Collection personnelle]
• Autour du Chat Noir, souvenirs de Maurice Donnay (Grasset, 1926)
• Rétronews : consultation des journaux d'époque à partir de 1881 : Le Clairon, Le Figaro, Le Gaulois, L'Illustration, La Presse, Le Réveil, Le Siècle, Le Temps, Le Tintamarre, Le Voltaire, etc.
• Article de Cyrielle Didier, Le Chat Noir, cabaret des artistes de la belle époque sur le site Paris Zigzag
• Photo de l'enseigne de Willette au Musée Carnavalet sur le blog Paris on Thème
• Article sur le site Chatsnoirs.com
• Le Chat Noir ou l'expérience inédite d'un journal de cabaret par Bénédicte Didier sur le site Bohème Littéraire
• La revue du Chat Noir peut être consultée sur le site Gallica
Crédits images & textes ©2021 Herveline Vinchon
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