28 Octobre 2019
Ray Bradbury, grand romancier et auteur de nouvelles de science-fiction à qui l'on doit notamment les Chroniques Martiennes et Fahrenheit 451, a aussi écrit du fantastique et Le bocal (1944) est une bonne représentation de ces textes macabres qu’il aimait écrire tout en gardant cette beauté d’écriture qui le faisait être surnommé « le poète de la science-fiction ».
Attention, ici on décortique, donc on divulgache !
L’histoire démarre dans une foire, devant l’attraction la plus populaire : « une de ces choses pâles qui flottent dans un bain d’alcool et de plasma, rêvant indéfiniment et tournoyant lentement, avec des yeux morts, pelés, qui vous regardent toujours et ne vous voient jamais ».
Le héros s’appelle Charlie. Il est fermier en Louisiane. Complètement envoûté par le bocal dans lequel flotte la créature, il convainc le propriétaire de la foire, un nain, de le lui vendre. Rentré chez lui, il dresse un hôtel pour ce qui devient pour lui l’ « empereur » de la place. Les gens se mettent à arriver de partout pour observer, philosopher, extrapoler sur le contenu du bocal.
Chacun y voit une chose différente et personne n’arrive à se mettre d’accord sur la couleur des yeux, des cheveux, si la chose bouge... Mais tout le monde, en fixant le bocal, est renvoyé à ses frayeurs, ses croyances ou ses secrets enfouis. Juke se remémore la fois où il dut noyer des chatons qui venaient de naître. Jadhoo, le noir, y voit le centre de la vie, niché au fond des marais d'où l'humanité est sans doute sortie parmi d'autres créatures plus visqueuses les unes que les autres. Madame Tridden y devine la forme de son petit garçon de trois ans, perdu dans les mêmes marais. Quant à Thedy, la très jeune femme de Charlie, en scrutant le bocal, remarque avec méchanceté que la chose à l’intérieur ressemble pour beaucoup à son mari. Lui, fatigué de son infidélité et parce qu’elle menace son objet fétiche finit par l’assassiner. Désormais, quand Charlie regarde le bocal, lui aussi y trouve quelque chose de familier.
Cette nouvelle accentue l’image souvent étrange des foires représentée la plupart du temps par des nains, des êtres difformes ou autres « freaks » à barbe. Elle fait aussi référence au vaudou de Louisiane et aux mythes qui entourent les bayous. La nature envoutante du bocal est très vite suggérée par la fascination que ce dernier suscite chez son premier propriétaire, chez Charlie puis chez tous les nouveaux observateurs. Enfin, elle met le doigt sur la solitude des uns et des autres.
Charlie espère au départ que la chose le rapprochera de sa femme. Plus tard, il apprécie la communauté et les échanges qui se créent autour de l'objet.
« Si nous découvrions ce que c’est que ce fichu machin, il n’y aurait plus aucun sujet de conversation ».
Le bocal devient un catalyseur mettant en lumière les peurs, les frustrations, les souvenirs douloureux. Par son absence totale de forme identifiable, la chose à l’intérieur peut devenir n’importe quoi aux yeux de chacun, mais le plus souvent quelque chose de morbide, de sombre.
L’étrangeté de l’objet amène le lecteur à entrevoir une fin tragique et à considérer que ce soit lui qui pousse au mal. Bien évidemment, le mal profond est en chacun de nous et la chute sinistre qui se profile n’est que la conséquence d’une exacerbation chronique de Charlie devant la méchanceté et l’égoïsme grandissants de sa femme. Le malaise nait du fait qu’il gardera sa vengeance bien au chaud dans le formol, à la vue de tous ; eux qui ne verront que ce qu’ils veulent bien voir.
Il existe trois adaptations de cette nouvelle. La première a été réalisée en 1964 par Norman Lloyd pour la série TV Hitchcock présente. Très fidèle au texte, elle retranscrit parfaitement l’angoisse et la tension montante. Trois scènes ont été ajoutées.
La première est le vol du bocal par Jahdoo qui se réfugie dans les marais, ce qui permet au réalisateur de traduire l'atmosphère presque fantastique décrite par Bradbury.
La seconde est un peu préjudiciable. Lors de la dispute entre Charlie et sa femme, celle-ci ouvre le bocal et en extrait le contenu. Cette séquence reprise plus tard de façon moins convaincante encore par Tim Burton ne se déroule pas ainsi dans la nouvelle Bradbury. C'est Charlie qui écrase le bocal mais l'auteur ne fait aucune description de la chose manipulée par son personnage. La dernière scène qui clôture l’épisode mise sur la terreur plutôt que sur la suggestion. Une enfant reconnaît la barrette à cheveux de Thedy. Tout le monde se met à hurler.
En 1986, une version de Tim Burton est diffusée dans la nouvelle mouture en couleur d’Alfred Hitchcock présente (Saison 1 épisode 20). C'est pour moi la moins réussie. Réalisée aux premières heures du réalisateur, très très loin de ses univers habituels, il pond ici un libre remake, transposant le récit dans le milieu de l'art.
Le court-métrage démarre néanmoins sur une ouverture noir et blanc qui fait sans doute référence à la date de publication du texte initial, en 1944, durant la seconde guerre mondiale et Burton décide de mettre en scène dès l’ouverture un nazi à la poursuite d’une jeune femme. Cette dernière se réfugie dans un magasin où est posé un mystérieux bocal. Quand l’homme arrive, il est hypnotisé par l’objet, lâche un : « Entchuldig’ » (« Pardon » en allemand) et repart en laissant la femme qui lui tire une balle dans le dos. Quarante ans plus tard, Knoll, un artiste raté, dégotte dans une casse le bocal soigneusement caché sous le capot d’une vieille voiture. Il l’expose avec sa collection d’art. L’affluence est immédiate. Sa femme Erica décide alors de détruire ce qu’elle juge n’être qu’une ridicule blague. Knoll la tue... Une nouvelle œuvre d’art vient enrichir son exposition.
Le lien entre 1944 et le reste ?
Cette adaptation est bien moins étrange que le texte original. Il n’y a plus la dimension psychologique de la nouvelle. L’accent est mis rapidement sur la relation de l’artiste et de sa femme infidèle alors que dans la nouvelle, cette situation va crescendo afin d’en apprécier encore plus la chute. Le portrait de Charlie montrait un personnage frustré qui au travers du bocal s’entoure de nouveaux « amis ». Il y avait aussi une dimension métaphysique concernant ce qui est et n’est pas qui disparaît totalement chez Tim Burton.
Ici, l'objet révèle surtout la nature des êtres plus que leurs douleurs intérieures. Le nazi qui serait en fait un « gentil » ou un lâche (seul autre lien qui explique la scène d'ouverture), la femme qu'il poursuivait une meurtrière de sang froid (ou un battante...), un couple d'invités adeptes de fantaisies érotiques, une amie de Knoll, amoureuse en secret, une suicidaire etc.
La foire est remplacée par une casse où seul le personnage du nain fait un clin d’œil au texte original.
La scène où mari et femme se battent tout en détruisant la chose tombée du bocal est assez ridicule même si elle se veut horrible. Là aussi, elle met en lumière la créature (comme Norman Lloyd).
Enfin, il existe une troisième version télévisée, diffusée en 1992, réalisée par Randy Bradshaw pour la série Ray Bradbury Theater (Saison 5, épisode 3). Cette fois, Ray Bradbury ayant sûrement supervisé l'adaptation de ses nouvelles, on se retrouve avec une version très fidèle jusque dans les dialogues. Toutefois, le court-métrage manque totalement d'atmosphère et tient plus du thriller. The Jar est transposé de la Louisiane au Texas ou état rural similaire sur fond de musique country.
Il sera aussi intéressant de constater l'évolution des interprétations de la femme infidèle de Charlie, chacune étant représentative de son époque et de son milieu : femme-enfant chez Lloyd avec une méchanceté immature, mariée jeune, sûrement par la contrainte géographique et économique des milieux fermiers des années 60 ; femme émancipée des années 80 évoluant dans les milieux superficiels artistiques chez Burton et enfin retour à la ruralité dans les années 90 avec cette fois, une femme libérée n'ayant plus de crainte à s'assumer dans un milieu d'hommes. Elle n'en n'a pas moins le mauvais rôle et ici, Bradshaw, en fait une vraie garce. La constante serait qu'elles méritent toutes leur sort... à voir.
À quand une version où le mari bat sa femme et que c'est lui que l'on retrouve dans le bocal ? ☺
Vous l’aurez compris, il faudra donc privilégier :
♥ le texte de Ray Bradbury pour apprécier à sa juste valeur cette histoire macabre.
♥ la version de Lloyd, qui reste une des plus fidèles et qui bénéficie à la fois d'un très bon casting et d'une musique et d'une réalisation irréprochables.
Enfin, la version de Bradshaw parce que fidèle et finalement, par curiosité, ne vous privez pas pour autant de voir celle de Burton, la seule à rester encore sur Youtube.
Ray Bradbury Le bocal ♥♥ (The jar, 1944) • dans le recueil Le pays d’Octobre Denoël Présence du Futur (2000 et éditions antérieures) • dans le recueil Trois automnes fantastiques Denoël Lune d'encre (2002)
Norman Lloyd The jar ♥♥ (1964) [0h50, N/B]
• Dans coffret DVD : Alfred Hitchcock présente, Les inédits Saison 1 à 3 - Épisode 17, saison 2)
Tim Burton The jar ♥ (1986) [0h23, couleur] sur Youtube (qualité correcte)
Randy Bradshaw The jar ♥ (1992) [0h23, couleur] sur Youtube (qualité correcte)
Crédits images & textes © 2013-2021 Erwelyn - Un premier article a été écrit en décembre 2013 pour le site néo-calédonien les Échos d'Altaïr. Après la visualisation de la troisième adaptation, l'article fait l'objet d'une mise à jour en octobre 2019 - Ne pas reproduire sans autorisation
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