13 Septembre 2019
Vous trouverez en fin d'article un complément annexé à télécharger en .PDF : des annotations du roman venant renforcer cet article. La pagination correspond à la version originale publiée chez Julliard.
Quatrième de couverture
Quand le premier V2 s'élança dans le ciel, en 1942, l'état-major allemand ne pensait qu'à le faire retomber sur une ville anglaise alors que son inventeur, le savant Von Schwartz ne rêvait que de le maintenir « sur son orbite ». Vient la fin des hostilités et le début de la compétition interplanétaire. L'équipe de Von Schwartz a essaimé, et chacun de ses membres, au service du pays qui l'emploie, reprend la grande idée initiale : prendre pied sur la lune. Mais le tout n'est pas d'y aller, il faut en revenir. Ce sont les Japonais qui trouvent les premiers la solution au problème. Une solution inattendue que Pierre Boulle nous fait espérer jusqu'à la dernière ligne avec une science du récit et un art de l'attente admirablement mis au point.
Ce roman de Pierre Boulle est un mélange de roman historique, de biographie romancée, d'anticipation et de roman initiatique. Avec une particularité qui est de prendre comme personnages des personnes ayant vraiment existé mais, en les cachant derrière un pseudo, l'auteur s'offre une latitude que seule la fiction permet. On peut aussi y déceler une fine touche d'uchronie.
Le jardin de Kanashima fut amorcé au début des années 60 et remanié plusieurs fois au gré des évènements historiques qui se déroulaient à cette époque (l'assassinat de John Fitzerald Kennedy, entre autres, a obligé l'auteur à repenser certains passages).
► Si l'on s'amuse à chercher le point de divergence d'une éventuelle uchronie, alors il se situerait en 1943, date à laquelle un certain “Dr Kanashima” (alias Hideo Itokawa, voir plus bas) japonnais passionné de fusées aurait eu accès aux plans du projet spatial de “Von Schwartz” (alias Wernher von Braun) lors d'une visite au centre d'essai des « V2 » de Peenemünde, positionnant ainsi le Japon dans la course aux étoiles aux côtés des deux autres grandes puissances que sont les USA et la Russie.
► L'anticipation, à très court terme, donne un destin à la conquête spatiale qui diffère de celle que nous connaissons et que l'auteur ne pouvait envisager avec certitude au début des années 60, bien avant que Neil Armstrong ne pose le pied sur la Lune.
► La chronologie historique jusqu'en 1963 est respectée (sauf la visite du japonais à Peenemünde). Hormis quelques anachronismes peu préjudiciables, les férus d'Histoire et de conquête spatiale n'auront aucun mal à s'y retrouver et identifier certaines anecdotes ou faits même quand ils ne sont que suggérés.
► Concernant les personnages inspirés de figures réelles, Pierre Boulle le dit lui-même dans son introduction : « J'ai emprunté à leur vie ce qui m'était utile ; j'ai rejeté ce qui ne me servait pas ; j'ai transformé ce qui semblait indifférent ; j'ai inventé ce qui me manquait ». Pierre Boulle a fait le choix de cacher la véritable identité de certains d'entre eux derrière des pseudos tout en laissant penser qu'il y en avait peu, les autres étant pure fiction. Peut-être sous-estimait-il le plaisir du lecteur (du mien) à mener l'enquête. Le résultat est que j'ai pu rattacher presque tous les personnages à des personnalités historiques et ce, grâce aux indices laissés par l'auteur. Les libertés prises par Pierre Boulle sont finalement assez rares (seuls quelques infimes détails de la vie de “Von Schwarz” diffèrent du "vrai" Wernher Von Braun)
Notons aussi à propos des personnalités historiques que certains extraits de discours sont repris par l'auteur, avec une note de bas de page précisant que ces citations sont bien réelles mais qu'elles n'ont pas forcément été placées dans le même contexte par l'écrivain. C'est là, le seul écueil que j'ai rencontré. En dehors des phrases de Kennedy dont on trouve facilement les discours retranscrits sur Internet, je n'ai pas réussi à rattacher les autres à leurs auteurs présumés. Il est probable que l'écrivain les ait lues dans la presse (française ou anglaise) mais l'accès à ces supports sont souvent payants. La télévision aussi était un nouveau moyen de communication qui m'a permis grâce à YouTube de retrouver certaines archives.
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Pierre Boulle nous livre ici une biographie romancée d'une des figures les plus emblématiques de la conquête spatiale : l'allemand Wernher von Braun renommé ici “Von Schwartz”. Les quelques libertés qu'il prend avec la chronologie sont peu préjudiciables. On note par exemple qu'il associe Von Braun à la création de la « Société pour le vol dans l'espace » (la « VfR » ou « Verein für Raumschiffahrt » en allemand) alors que c'est Johannes Winckler qui la créa en 1927. Von Braun ne l'intègrera qu'en 1930 mais il reste une des figures les plus connues de ce groupe de passionnés, aussi on lui pardonnera ce raccourci.
Au côté de “Von Schwartz”, on trouve le “Colonel Bergen” qui n'est autre que Walter Dornberger (1895-1980), celui qui engagea Von Braun après la dissolution de la « VfR » et qui lui proposa d'abord de le suivre à Kummersdorf en 1932 puis à Peenemünde en 1936.
Enfin le “Dr Kanashima” est sans aucun doute un substitut fictif d'Hideo Itokawa, pionnier de l'astronautique japonaise et surnommé « Docteur Fusée » qui créa à la fin des années 50 l’I.S.A.S. (L'Institut des sciences spatiales et astronautiques) devenu aujourd’hui la J.A.X.A. (l’équivalent japonais de la N.A.S.A.). Il semble qu’Itokawa ne soit jamais allé à Peenemünde, ni même en Allemagne. Mais quand le “Dr Kanishima” apparait dans le roman, nous sommes en 1943, date à laquelle Hideo Itokawa travaille comme ingénieur chez le constructeur aéronautique Nakajima où il concevra l’avion de chasse Nakajima Ki-43. La phonétique des deux noms (Kanishima/Nakajima), le titre (Docteur) et un dialogue sur les chasseurs kamikazes ne laissent aucun doute : le « Docteur Fusée » se cache bien sous les traits du “Dr Kanishima”.
(A gauche) Hideo Itokawa inspectant le Pensil ; (A droite) Le Pencil 300 (©armchairjapanophile.wordpress.com)
Vous trouverez ci-dessous un tableau de correspondance des personnages.
En dehors de Wernher von Braun et des membres de sa famille, de Walter Dornberger et de tous les personnages historiques, non cités ici, mais clairement nommés dans le roman, l’équivalence ci-dessous est basée sur des recherches approfondies mais ne peut en aucun cas traduire avec certitude les intentions de l’auteur, qui, pour dresser un personnage s’est parfois simplement inspiré de la vie d’une ou plusieurs personnalités. Ce qui laisse à l’interprétation, une part non négligeable de spéculation.
La chronologie historique et l'échelle Temps est remarquablement maîtrisée. L'auteur ne modifie en rien les grandes dates qui jalonnent la trame romanesque. Quand elles ne sont pas précisées, la bonne lecture du temps écoulé permet de rattacher les évènements à la chronologie que nous connaissons. Rien n'est laissé au hasard. Le "remaniement" que l'auteur semble évoquer dans son introduction est surtout un moyen de rendre accessible, lisible et agréable quelques décennies d'Histoire mondiale et spatiale. Il se garde donc de tomber dans le travers du documentaire qui se voudrait exhaustif et par trop descriptif ce qui ne l'empêche pas de faire allusion subtilement à certains faits. Par exemple, vous ne lirez jamais les termes : « Opération Paperclip », « Projet Manhattan ». Mais vous en reconnaitrez l'allusion si vous connaissez votre Histoire.
Lorsqu'il évoque la soufflerie de Peenemünde, il pourrait aussi évoquer d'autres points stratégiques de cette base, mais ce que vous ne lirez pas, c'est que la soufflerie supersonique de Peenemünde a été la première au monde à être construite (en 1936). Lorsqu'il parle plus loin des souris sacrifiées lors d'un tir d'essai qui s'est soldé par un échec en raison d'un parachute défectueux, il fait référence à un lancement particulier effectué le 31 août 1950 et ainsi de suite.
Revenons à “Von Schwartz”, notre héros. Encore de nos jours, Wernher von Braun ne fait pas l'unanimité. Tout le monde s'accorde à reconnaître son génie scientifique, sa persévérance et sa clairvoyance mais ces qualités sont entachées par son ambivalence vis à vis du régime nazi. Effectivement, quand la guerre éclate, lui et ses collaborateurs sont récupérés par le régime pour élaborer à partir de ses travaux sur les fusées des armes destructrices sans précédent, les tristement célèbres « V2 » qui s'abattront sans relâche durant des jours sur Londres (entre autre). Soyons lucides, c'est la guerre et il n'y a pas un seul pays qui n'ait pas lui aussi développé son propre armement, de défense ou d'attaque, quelle différence ?
Mais ce que l'Histoire retient, c'est qu'en 1943, après leur bombardement, les infrastructures de la base de Peenemünde furent délocalisées près des camps de Dora et de Buchenwald, s'assurant de fait une main d’œuvre considérable pour la construction en masse de ces « V2 ». Cette main d’œuvre (déjà utilisée à Peenemünde) et l'exploitation de ces camps de concentration, on les connait aujourd'hui. Aussi, pour beaucoup, mettre sur un piédestal un homme qui a accepté de travailler dans ces conditions, c'est choquant. Qu'il se défende d'être un nazi de conviction, qu'il n'ait dans sa vie porté l'uniforme qu'une fois ou deux (alors qu'il avait été nommé au grade de Sturmbannführer SS) qu'il ait été arrêté par la Gestapo pour propos défaitistes, ne redorent pas son blason et ne changent rien au fait qu'il a "accepté" et les témoignages des victimes de la guerre sont forcément à charges.
Est-ce pour cette raison que l'opération américaine « Paperclip » qui visait à extraire d'Allemagne les scientifiques allemands après la guerre ne fut dévoilée que tardivement ? Cette opération stipulait que seuls les scientifiques dont on pouvait prouver qu'ils n'avaient pas participé au programme nazi seraient tolérés. La réalité, c'est que de ceux-là, il n'y en avait pas ou si peu. Ainsi, beaucoup de nazis ou assimilés à eux, dont Wernher von Braun, sont arrivés aux États-Unis secrètement. Par la suite, on les a fait passer pour des scientifiques honorables, privilégiant l'atout de leurs connaissances face à un nouvel ennemi : la Russie.
Et quand Kennedy fit rêver l'Amérique avec son projet d'Homme sur la Lune, vers qui, mieux que Wernher von Braun, pouvait-il se tourner, lui qui poursuivait aussi ce rêve depuis toujours ?
John Fitzerald Kennedy le 12 septembre 1962, discours pour la Lune à la Rice University de Houston, Texas (©JFKWHP-1962-09-12-A - John F. Kennedy Presidential Library and Museum - www.jfklibrary.org)
De prime abord, Pierre Boulle se focalise sur la personnalité passionnée, et pugnace de “Von Schwartz” dont le but ultime est d'atteindre la Lune. Dès son enfance, puis dans son adolescence, et encore lorsqu'on l'oblige à mettre à profit son génie, non pas pour la Lune mais pour la guerre, cet homme ne perd jamais son objectif. Il se résout, se contraint, accepte le système en place pour mieux servir son dessein. Une telle persévérance est respectable mais le scientifique fait peu de cas des "à côté" (le camp de Dora n'est évoqué qu'indirectement par l'évocation d'actes de sabotages : voir Notes annexes en PDF) et préfère s'horripiler à la fin de la guerre qu'on le prenne « encore pour un artilleur » (p.83). L'auteur choisit l'angle de la psychologie et non de l'idéologique, me semble-t-il. À aucun moment, il n'évoque les positions politiques de son personnage. Il s'arrête à la description d'un génie scientifique, réquisitionné par Himmler, mais dont la loyauté se limite à la liberté de pouvoir continuer ses recherches technologiques. Un génie vaniteux et orgueilleux qui parfois cède à à la culpabilité : « - Je suis un ancien ennemi, n'est-ce pas ? Je vous ai fait beaucoup de mal pendant la guerre, avec mes V2. [...] Il m'est arrivé plusieurs fois de me sentir mal à l'aise, vous me comprenez ? » ou plie sous le châtiment : « Je crois vraiment que j'ai payé » suite à un échec de lancement.
Par contre, “Von Schwartz” est le parfait outil pour dénoncer le paradoxes des politiques russes et américaines. Il aide Pierre Boulle à dénoncer plus clairement l'ambivalence de l'Amérique qui accepta par intérêt de faire table rase du passé et de valoriser ceux qui représentèrent l'ennemi. Une hypocrisie, symbolisée ici par la remise d' « une distinction officielle pour services exceptionnels rendus à l'armée [...] sans même songer à l'ironie de cette récompense attribuée à l'inventeur des V2. »
L'auteur amène donc subtilement le lecteur à revoir sa position tant au niveau de l'homme que du pays qui le recueille. Est-ce à dire que Boulle fait de “Von Schwartz”/Von Braun, un personnage acceptable ? et de l'Amérique une vilaine hypocrite ? Ce serait un raccourci facile. Il nous démontre surtout que la psychologie et la politique sont complexes. Rien est tout blanc, rien n'est tout noir, alors quoi de mieux qu'un pied-de-nez aux uns et aux autres pour remettre un peu d'ordre, à ceux qui ne cessent, depuis des décennies, d'entretenir leur Guerre Froide, par le biais de la Course aux Étoiles en leur opposant un troisième larron, un larron qui tiendra sa revanche sur l'Histoire.
Quand Pierre Boulle publie son roman en 1964, il ne sait pas, des États-Unis ou de la Russie, qui va gagner. Il projette l'échec de l'un et de l'autre tel une sentence à leur hypocrisie (chacun ayant recueilli dans les mêmes conditions des scientifiques ressortissants), punit - on retrouve la notion de châtiment - “Von Schwartz” en entérinant son Rêve et surtout, relève un pays des cendres des deux bombes nucléaires qui mirent fin à la Seconde Guerre Mondiale. Deux bombes conçues par des américains, ce qu'on a appelé le « Projet Manhattan ».
Une du Brainerd Daily Dispatch du 6 août 1945 à propos de la bombe atomique lâchée sur Hiroshima (©site Luxorion - astrosurf.com/luxorion)
À partir de 1963, Pierre Boulle prend du recul avec son personnage principal. “Von Schwartz”/Von Braun s'efface vers la fin du roman au profit de la réalisation insensée qui est en cours et qui va bien au-delà de l'homme. Cette fin m'a d'abord paru absurde en comparaison du reste du récit extrêmement terre à terre. Il m'a fallu une seconde lecture pour mieux comprendre l'intention de l'auteur.
À ce moment (ce qui correspond au chapitre « Guerre des nerfs »), la réapparition du “Dr Kanishima”/Hideo Itokawa donne une vision différente de la conquête spatiale. Une approche que seule la culture japonaise peut avoir. Le modèle collectif et solidaire ancestral, les forces de l'esprit d'équipe et de l'esprit national, combinés au sacrifice, c'est ainsi que l'auteur décide de terminer son roman, par un engagement spirituel bien plus fort que la technologie, un acte de bravoure irréversible basé sur l'esprit (encore) de responsabilité et sur le rituel sacrificiel du seppuku. Ce dénouement clôture un cheminement humain et intellectuel qui sera passé par le rêve, les horreurs de la guerre, l'obsession, les contraintes politiques et financières, les doutes, les échecs. Par son acte, le “Dr Kanishima” tente d'apporter une réponse métaphysique aux problèmes scientifiques mais si l'intention première est là, si comme il le croit, une fois dénué de toute matière, l'esprit peut s'envoler, se fondre, sans plus aucune contrainte, il réalise qu'en fin de compte rien ne vaut « la passion scientifique, la seule ivresse que je sois vraiment capable de ressentir ». Il n'est pas paradoxal non plus de conclure que “Le peuple japonais a l'esprit de l'espace” car quoi qu'il en soit, l'ultime acte du “Dr Kanishima” possède une dimension belle et bien cosmique.
Cette fin place le Japon dans une position de force alors même que vingt ans plus tôt, l'auteur lui-même combattait ce pays au nom du Général de Gaulle. En effet, avant d'être auteur, Pierre Boulle fut aussi un combattant à Singapour contre les Japonais et un espion pour les services britanniques à la fin de la guerre. Ainsi, cette fin sonne-t-elle au moins comme une marque de respect envers l'ancien ennemi.
(Pour mieux connaître la vie d'espion de l'auteur, lire Aux sources de la rivière Kwai chez Pocket - à ne pas confondre avec le roman Le pont de la rivière Kwai)
Pierre Boulle a fait un travail extraordinaire en prenant comme cadre une période historique d'une grande richesse (qui apparait dans toute sa splendeur en faisant le travail de recherche que j'ai fait), en y plaçant un personnage virtuellement superposé à la personnalité réelle qui l'inspire, imbriquant intelligemment leurs destins et donnant du sens au virage pris par le biais de l'anticipation.
Le régal que j'ai pris réside surtout dans l'enquête menée pour démasquer les personnages, faire remonter à la surface les anecdotes, les faits divers subtilement cachés, redresser la chronologie des évènements et distinguer le vrai du faux.
Et je m'étonne à ce jour que ce roman n'ait fait l'objet d'aucune réédition. Il m'apparait pourtant majeur. Il est décevant de voir ce récit qui puise autant dans l'Histoire que dans l'Anticipation tomber dans l'oubli alors que les éditions Robert Laffont ont consacré un Omnibus à l'auteur. C'était bien l'occasion de faire connaitre cette œuvre au public d'aujourd'hui.
Annotations à télécharger
En mettant à votre disposition ce travail d'annotations, vous pourrez apprécier pleinement l’œuvre. La pagination renvoie aux éditions Julliard.
Annotations de l'édition de 1964 du roman de Pierre Boulle, Le jardin de Kanashima par Herveline Vinchon ©2018-2019
Pierre Boulle Le jardin de Kanashima ♥♥♥ (1964) • Éditions Julliard (1964) • LGF (1974)
Crédits images, textes & supplément annoté ©2018-2019 Herveline Vinchon - Cet article a été écrit initialement entre août 2018 et février 2019 pour l'ancien blog de la Librairie Soleil Vert - Ne pas reproduire sans autorisation
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